La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis
La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis
Le titre original de ce livre est : Stasis. La guerra civile come paradigma politico. Paru cette année, il a immédiatement été traduit de l’italien par Joël Gayraud. Reprenant deux conférences prononcées à l’université de Princeton en octobre 2001 – quelques jours donc après les attentats du 11 septembre –, l’auteur pose un défi aux lecteurs et par là même justifie la publication, aujourd’hui, de ces textes.
Dans l’avertissement, il écrit ainsi : « Ce sera aux lecteurs de décider en quoi les thèses proposées ici – qui identifient dans la guerre civile le seuil de politisation fondamental de l’Occident et dans l’« adémie », c’est-à-dire dans l’absence d’un peuple, l’élément constitutif de l’État moderne – conservent leur actualité ou si l’entrée dans la dimension de la guerre civile mondiale en a altéré le sens de manière essentielle ». La guerre civile mondiale dont il est question, et qui fait référence à l’expression utilisée par Carl Schmitt, s’incarne dans le défi que le terrorisme, aujourd’hui, fait courir aux États du concert des nations.
Giorgio Agamben est un philosophe dont la pensée politique est influencée par Walter Benjamin et Carl Schmitt. Ses réflexions portent notamment sur l’état d’exception qui tend de nos jours, selon lui, à devenir la situation politique « normale ». Il reprend de Michel Foucault le concept de « biopolitique », cette façon qu’a le pouvoir de s’insinuer dans la vie des individus et des populations, pour caractériser la politique de l’Occident contemporain.
En s’intéressant au concept de guerre civile, Agamben s’attaque à une sorte de tabou des sciences politiques et de la philosophie. La guerre civile dérange ; elle est vue, dans la tradition classique, comme un retour à un état de nature violent qui précède l’avènement de la société et de la civilisation. Or, Agamben ne voit dans la guerre civile rien de moins que le paradigme constitutif de la politique occidentale ! Suivons très succinctement son propos.
La première face de ce paradigme politique est celle qui affirme la nécessité de la guerre civile. La stasis était une guerre domestique, dans les familles, entre lignées, qui faisait partie intégrante de la vie politique des Grecs. Dans cette forme de guerre civile, la parenté se dissout en citoyenneté et le lien politique prend la forme de la fraternité : extériorité et intériorité familiales se confondent. « […] Dans le système de la politique grecque, la guerre civile fonctionne comme un seuil de politisation ou de dépolitisation, par lequel la maison s’excède en cité et la cité se dépolitise en famille ».
Dans la Grèce antique, la stasis était institutionnalisée : celui qui refusait d’y prendre part était déchu de ses droits politiques – c’était la loi de Solon – mais celui qui voulait poursuivre le combat par la vengeance une fois la guerre terminée était tout aussi coupable politiquement. La stasis est alors l’exact renversement de ce qu’est la guerre civile pour les modernes : « Quelque chose que l’on doit chercher à tout prix à rendre impossible et qui doit être sans cesse rappelé par des procès et des persécutions légales ».
Pour Agamben, dans la Grèce classique comme de nos jours, la politique est un champ parcouru par des courants de tension de politisation et de dépolitisation. Entre les polarités opposées (famille et cité, oikos et polis, privé et public, économie et politique), la stasis ou la guerre civile sert de seuil pour passer de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. « La forme qu’a prise aujourd’hui la guerre civile dans l’histoire mondiale est le terrorisme. Si le diagnostic foucaldien de la politique moderne comme biopolitique est correct […], le terrorisme mondial est la forme que prend la guerre civile quand la vie comme telle devient l’enjeu de la politique. […] La seule forme où la vie comme telle peut être politisée est l’exposition inconditionnelle à la mort, c’est-à-dire la vie nue ».
La seconde face du paradigme de la politique occidentale affirme, au contraire de la première face, la nécessité de l’exclusion de la guerre civile. Agamben revient sur un classique de la philosophie politique en Occident : le Léviathan de Thomas Hobbes. Il s’intéresse au paradoxe mis en évidence par ce philosophe et introduit par l’utilisation des termes de « peuple » et de « multitude » : le peuple désigne les citoyens en tant que ceux-ci règnent dans la cité, alors que la multitude désigne les citoyens en tant qu’ils sont les sujets du pouvoir souverain. Le peuple règne et est souverain à condition de n’avoir qu’une seule volonté et une seule action propre ; il ne le peut qu’à travers la figure du roi. « Le roi est le peuple ». Ainsi, le Léviathan théorise la façon dont la « multitude désunie » s’incarne dans un peuple souverain (se donne un roi) et devient par là même ce que Hobbes appelle une « multitude dissoute ».
La guerre civile correspond à la tentative, pour une « multitude dissoute » mécontente de son roi, de revenir à une « multitude désunie », afin de constituer une nouvelle souveraineté. Elle signifie donc l’échec du pouvoir mis en place, et celui-ci, pour se conserver, aura tendance à tout faire pour l’empêcher. La « multitude dissoute » qui habite la cité sous la domination du Léviathan est ainsi « assimilée à la masse des pestiférés, qu’il faut soigner et gouverner », qu’il faut éloigner de toute idée de révolte. Agamben y voit les prémices de la biopolitique moderne.
Dans l’État hobbesien, le peuple est virtuellement contenu dans le corps de l’État ou du souverain – ce que représente le frontispice de la première édition du Léviathan en 1651 –, il ne peut qu’être représenté. Agamben parle d’« adémie », d’absence de peuple. Par la guerre civile, la multitude des individus tend de rompre cette absence et de faire entendre politiquement sa voix. Mais dès lors qu’un nouveau peuple se forme, il disparaît à nouveau derrière la figure de la souveraineté qui le représente. L’adémie, inévitable, est constitutive de l’État moderne occidental.
Le paradigme politique de l’Occident comprend, selon Agamben, « deux nécessités opposées qui entretiennent entre elles une solidarité secrète » et qu’il nous laisse aujourd’hui décrypter à la lumière des événements récents. La guerre civile mondiale, liée au terrorisme international, est une politisation de la vie (ou plutôt de la mort), comme l’était la stasis en Grèce antique ; chaque citoyen est intimé de choisir un camp (en l’occurrence celui de la guerre totale contre le terrorisme) et de se plier aux lois rendues nécessaires par la lutte antiterroriste. L’état d’exception devient la règle et l’adémie de l’État moderne occidental plus que prégnante.
Il ressort de ce petit livre que le paradigme politique de la guerre civile pourrait être une voie extrêmement prometteuse pour le renouvellement de notre réflexion stratégique. ♦