Conclusion
Tout au long de cette journée d’études, nous avons mis en relief les contradictions, les ambivalences caractéristiques de la société américaine et de la place des États-Unis dans le monde : telle était bien, en effet, la ligne directrice de l’ensemble de toutes les interventions, questions et interrogations ; ambivalence extraordinaire s’agissant du rôle international des États-Unis, de la forme d’expression de la puissance américaine, de ses desseins sur la scène internationale.
Voici que, d’un côté, nous avons entendu rappeler quelle était l’idéologie sous-jacente du rôle international des États-Unis : Mme Denise Artaud l’a exprimée à sa manière et, d’une autre façon, à propos des problèmes économiques, M. Christian Stoffaes l’a fait aussi. L’un et l’autre ont rappelé le dessein américain d’établir une démocratie universelle caractérisée par la liberté de circulation des personnes et celle de commercer, s’opposant, au fond, aux vieilles doctrines impérialistes suivant lesquelles les États et les empires devaient s’assurer, au besoin par la force, les moyens de leur développement. Rappelez-vous les formules caractéristiques de la période d’expansion coloniale : « s’assurer » des matières premières, « s’assurer » des débouchés pour les produits industriels que les métropoles fabriquaient, « s’assurer » des exutoires pour les trop-pleins de populations, puisqu’on croyait qu’à l’époque il y en avait. À cette conception s’opposait celle des Américains, évoquée par plusieurs de nos intervenants, mais dont il est juste de rappeler qu’elle puise ses racines loin dans les origines de la pensée politique américaine. Elle était déjà vivace au XIXe siècle et au début du XXe, et, à juste titre, Mme Denise Artaud a rappelé à cet égard l’importance cruciale, dans l’histoire de la pensée américaine, des positions prises par le président Woodrow Wilson.
Nous nous retrouvons devant le même courant idéologique prépondérant, devant le même discours. Il faut en reconnaître à la fois la valeur et la portée universelle, par opposition à l’enfermement derrière les frontières, aux affrontements éternels entre États ou entre nations ; ce « discours » américain nous propose un modèle idéologique, politique et économique caractérisé par la liberté de circulation des personnes et celle du commerce, considérées comme fondement de la paix. Cependant, dans les interventions que nous avons entendues, on pouvait clairement discerner l’autre visage du « Janus américain ». Celle de M. François Géré, par exemple, nous rappelait les moyens de la puissance que les États-Unis conservent et qu’ils conservent seuls. Celle de notre ami André Fontaine nous rappelait le rôle dirigeant des États-Unis dans les affaires internationales. J’ai noté, du reste, dans les propos de François Géré deux formules très significatives de l’ambivalence dont nous parlons. Les États-Unis, a-t-il dit, ne veulent pas aspirer à l’hégémonie mondiale, ne désirent pas être les gendarmes de la société internationale et, quelques instants plus tard : « Ils veulent rester la première puissance mondiale ». Puis, évoquant les scénarios de crises ou de conflits examinés naguère par le Pentagone et qui demeurent à la source des décisions politiques et militaires des États-Unis, il a mis en évidence le projet américain d’empêcher que n’émergent des puissances capables de contester le statut de superpuissance unique des États-Unis. Toutefois, qu’est-ce qu’une hégémonie, sinon une puissance qui veut avant tout éviter qu’elle soit elle-même contestée par des rivaux ? Qu’est-ce qu’une politique hégémonique, sinon celle qui consiste à empêcher que sa position dominante soit contestée par d’autres ?
Parmi les manifestations les plus claires et les plus évidentes de cet autre visage des États-Unis, avec leurs démonstrations de force, leurs capacités de puissance et leur volonté de l’utiliser, nous n’avions que l’embarras du choix en écoutant les interventions d’aujourd’hui. En réalité, ces exemples se sont multipliés tout au long de la période contemporaine. Deux d’entre eux ont fait l’objet de remarques particulières : l’ex-Yougoslavie et les rapports des États-Unis avec les pays musulmans et plus précisément avec ce courant, à la fois politique, spirituel, que l’on appelle l’islamisme. Dans le premier, la politique américaine, dans la ligne des décisions de la communauté internationale qu’elle a pour une grande part suscitées, s’oppose indiscutablement à ce que veut la majorité des populations de Bosnie qui est croate et serbe, comme vous le savez, pour imposer le maintien autoritaire de frontières qui sont formellement refusées par ces populations : rien à voir avec la démocratie. Dans l’autre cas, on a vu la politique américaine utiliser les courants islamistes à son profit contre les forces révolutionnaires, communistes, ou tout simplement de gauche, en Égypte, au Soudan, au Pakistan, en Afghanistan, et en bien d’autres pays, quitte à devoir prendre en compte aujourd’hui les aspects contestataires, égalitaires, protestataires, d’autres formes de l’islamisme : ainsi apparaissait, sur ce terrain, l’ambivalence de la politique américaine jouant délibérément sur les fondamentalismes, les traditionalismes, peut-être même les archaïsmes : rien à voir avec la démocratie.
Significative aussi de cette ambivalence, la remarquable intervention de M. Christian Stoffaes. Il nous a décrit la puissance économique américaine, face à ses difficultés et à des conjonctures variables, aux prises avec des expériences qui toutes comportèrent leurs avantages et leurs inconvénients. Peut-être, ici, a-t-on exagéré la continuité des politiques Reagan et Bush : elles n’étaient pas identiques, loin de là, en particulier dans le domaine fiscal, et elles ne se situaient pas dans le même contexte international. Cependant, au total, on a eu raison de rappeler les résultats obtenus par l’expérience du président Reagan quant à l’expansion, à la baisse considérable du chômage et l’écrasement de l’inflation par exemple. Voici qu’au terme du mandat de Bush, c’est la dépression, la remontée du chômage, la stagnation, l’impression de délitement de l’économie américaine. Peut-on parler alors d’un affaiblissement considérable des États-Unis, surtout par comparaison avec le dynamisme japonais ? En effet, simultanément, nous ont été rappelés les facteurs de redressement de l’économie américaine, les énormes moyens financiers, industriels, scientifiques, culturels, humains, par lesquels les États-Unis pourraient conserver leur premier rang entre les puissances économiques du monde. Cette ambivalence, nous la retrouvons partout, y compris à propos du GATT : oui, la doctrine invoquée par les États-Unis est celle du maximum de libres-échanges ; non, cette doctrine, ils ne l’appliquent pas au cas des marchés agricoles, où, au contraire, ils exigent le maintien de leurs parts de marché, s’opposant à la fois à l’Europe et aux pays plus pauvres, à prix comparatifs plus bas.
Même ambivalence à propos de la société américaine elle-même. Elle ressortait, d’ailleurs, du contraste entre les analyses faites aujourd’hui. Le grand mérite de notre ami Alfredo Valladao fut de nous rappeler les réalités factuelles et chiffrées de la superpuissance américaine dans des domaines aussi essentiels que les industries de pointe, la recherche, la technologie avancée, l’informatique, etc., de nous montrer qu’à cet égard nous vivons dans un monde américain. Particulièrement frappante était son évocation de la prépondérance absolue des États-Unis dans le domaine fondamental de l’image, avec ce que cela signifie d’imprégnation culturelle sur le monde entier. Le mérite égal de Nicole Bernheim fut de nous rappeler l’impitoyable réalité sociale américaine.
Pourtant, au risque de heurter l’un et l’autre, bien qu’ils soient tous deux des amis, je serais tenté de dire que je ne suis pas sûr qu’il y ait entre eux contradiction. Au fond, le mot-clé a peut-être été prononcé par Nicole Bernheim, quand elle a dit que la société américaine nous offrait aujourd’hui l’exemple accompli d’une société duale. La meilleure illustration en a été le chiffre qu’elle a elle-même cité : 30 millions d’Américains dans une situation inadmissible, à quoi s’oppose un autre chiffre, 250 millions d’Américains ; une minorité face à une majorité. Toutes les sociétés du monde ont leur minorité délaissée, écrasée. Ainsi se développent toujours les empires, écrasant sous eux une partie de leur propre population.
Pourtant, l’une des dernières questions posées allait au cœur du problème : est-il possible, pour les États-Unis, de continuer à être un empire dominant alors que subsistent, en leur sein, de si extraordinaires facteurs de dissociation et d’explosion ? C’est une question à laquelle, pour d’autres empires, suivant les périodes et les cas, l’histoire a répondu d’une façon ou d’une autre. À cet égard, les réflexions de cette journée d’études ne seront jamais achevées. ♦