La recherche française s’appuie sur des experts reconnus et une longue expérience malgré des insuffisances identifiées. Cependant, le système global reste fragile et doit impérativement se réformer pour s’adapter aux nouvelles réalités stratégiques.
La recherche française : excellence de l’expertise, inadaptation du système
The French research: excellence of the expertise but unsuitability of the system
The French research emphasizes on the recognized experts and a long experience despite some identified insufficiencies. However, the overall system remains fragile and definitely should reform itself to adapt to the current strategic realities.
Pendant très longtemps, en France, la recherche stratégique était avant tout une prérogative militaire. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que, dissuasion aidant, la nécessité d’une approche universitaire des questions de défense et de sécurité commence à voir le jour. Le « grand débat » concerne alors l’arme nucléaire qui joue un rôle capital dans la fabrication du consensus français sur la défense. Il faudra toutefois attendre les années 1970 pour que la pensée française s’incarne dans des institutions ou des think tanks désormais célèbres : le CAP au quai d’Orsay, l’Ifri, la FEDN (aujourd’hui FRS), le Ceri puis l’Iris, la DAS (aujourd’hui DGRIS), etc. De grands instituts de recherche se créent également partout en Europe, en Grande-Bretagne, en RFA, en Italie, en Suède, aux Pays-Bas notamment, le tout formant une communauté stratégique de chercheurs, d’experts et d’universitaires indépendants en dialogue constant avec le monde des décideurs diplomatiques et militaires. « Un si petit monde » toutefois…
Trois faiblesses
Dans cet univers stratégique, le paysage français se différencie de ses homologues européens d’au moins trois façons. La recherche française est plus tardive (en Grande-Bretagne et en Allemagne, les grands instituts tels Chatham House ou la SWP (1) précèdent les structures françaises). Elle est également moins dépendante des formations politiques : en France, le consensus sur la dissuasion nucléaire et plus largement sur les questions de défense a permis l’émergence de centres de recherches stratégiques relativement « indépendants », les partis politiques étant plus tentés de se doter de think tanks propres sur les questions économiques et sociales, objets de réelles divergences. Elle est plus fragmentée enfin : entre les think tanks proprement dits, les centres universitaires qui traitent des questions régionales ou des questions internationales, les revues spécialisées, les administrations enfin, le dialogue fut souvent difficile, voire inexistant. Les universitaires ont longtemps méprisé la recherche non académique des think tanks dits « policy oriented », leurs chercheurs étant considérés comme des idéologues plutôt que des experts « scientifiques ». Les think tanks ont également souvent méprisé la recherche universitaire comme étant obsédée de détails et de notes de bas de page, déconnectée du réel et donc inopérante pour l’aide à la prise de décision. Les gouvernements et leurs élites politico-militaires ont entretenu pendant des décennies une solide méfiance à l’égard de ces deux types d’« intellectuels », de l’université ou des instituts de recherche, qui se piquent de défense et ignorent les responsabilités comme les secrets de la diplomatie sérieuse… Il n’est qu’à constater l’étanchéité des frontières entre ces trois mondes, l’université, les instituts de recherche, l’administration, pour mesurer la relative sclérose française : alors que dans le monde anglo-saxon, les think tanks sont des réservoirs d’experts et de futurs responsables politiques pour les administrations, rien de tel dans notre pays. En France, on ne passe pas facilement d’un institut de recherche au Quai d’Orsay ou à la défense, les postes manquent, les syndicats professionnels dans les ministères veillent à conserver les emplois pour leurs corporations ; le « si petit monde » est tout sauf fluide et solidaire.
Telle est bien la faiblesse majeure du système français : l’expertise est excellente, le système est contre-productif. L’étanchéité légendaire de nos institutions se double d’une autre forme de rigidité : nous sommes un pays où l’Université, dans sa grande tradition, refuse de reconnaître la spécificité d’une discipline dite de « relations internationales », sans même parler des « études de guerre ». Il faut donc que les étudiants encore intéressés par la chose stratégique s’inscrivent en droit, en sciences politiques ou en Histoire, puisque leur passion n’est pas reconnue comme une compétence universitaire classique. Et une fois intégré dans une filière académique, comment en sortir sans risquer de nuire à sa propre carrière universitaire ? Comment donc apprendre la réflexion stratégique, sinon par hasard, puisqu’elle n’est pas enseignée à l’université ? Inversement, le meilleur expert de tel ou tel think tank, s’il n’a ni master de sciences politiques ni réseau de relations très influentes, aura toutes les difficultés du monde à quitter son institut et à envisager une ascension professionnelle, universitaire ou diplomatique. Nous sommes également un pays où le marché de la recherche stratégique est inexistant. Il n’existe, d’une part, aucune fondation française spécialisée dans le financement des études stratégiques, alors qu’elles jouent un rôle important en Allemagne, aux États-Unis, en Italie, en Suède, au Portugal, etc. D’autre part, les financements privés sont l’exception plutôt que la règle. La grande intimité entre la haute fonction publique et les dirigeants d’entreprises, due à leurs années communes à l’ENA ou à l’X, ne joue pas, en effet, en faveur d’un échelon intermédiaire : à quoi bon des instituts de recherche stratégiques quand il est si facile, pour un dirigeant d’entreprise désireux de se renseigner sur tel espace stratégique, de téléphoner à tel ou tel ancien copain bien placé dans l’administration ? Autrement dit, les financements privés sont rares, très concurrentiels, très limités à quelques sujets précis. Quant aux financements publics de la recherche stratégique, ils ont fait l’objet de multiples réformes, souvent positives, vers davantage de transparence, de coordination, de cohérence. Toutefois, les budgets restent limités, et la compétition sévère entre les instituts qui ont besoin de ces contrats pour maintenir leurs programmes de recherche.
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