La mise en perspective historique des études stratégiques montre une difficulté certaine, du moins en France, à se doter des instruments de recherche à la hauteur des enjeux. Les embûches ont été nombreuses et ont pénalisé la mise sur pied de think tanks capables de rivaliser à l’international avec leurs homologues anglo-saxons.
Recherche stratégique : quelques éléments de mise en perspective historique
Strategic research: some elements of making a historic perspective
The making of a historic perspective of strategic studies shows a difficulty for sure, at least in France, to develop the research instruments to live up to the issues. The pitfalls are numerous and have penalized the establishment of those think tanks who are capable of competing internationally with their anglo-saxon counterparts.
La recherche stratégique est une création récente. Jusqu’au XIXe siècle, elle n’était le fait que d’individus isolés, des « penseurs » de la guerre et de la paix entre les princes ou entre les peuples, et qui étaient plus ou moins lus et écoutés… Tout au plus faut-il cependant signaler la création durant les deux siècles antérieurs, d’outils remarquables tels que les centres d’archives militaires ou les collections de cartes et d’estampes géographiques, mais nous n’étions pas encore dans la recherche proprement dite, juste dans la collation d’outils pour la recherche. Dans les grandes compagnies commerciales, maritimes, d’assurances ou bancaires anglaises ou néerlandaises, des bureaux furent aussi chargés, dès le XVIIe siècle, de suivre l’actualité internationale – et, bien sûr, économique – car les investissements devenaient toujours plus grands et les risques s’accroissaient en proportion. Les risques de guerre, ou les conséquences des conflits, entraient dans leur champ d’analyse, pour des raisons faciles à comprendre. C’est dans la continuité de ce processus que s’insère, en 1831 la création de l’Institute for Defence and Security Studies (aujourd’hui RUSI), puis la Fabian Society in Britain, en 1884. Ces organismes sont considérés aujourd’hui comme les premiers think tanks au sens moderne du terme. Durant ce même XIXe siècle en Prusse, avec la création du système du « Grand État-Major Général » et de ses sections géographique et surtout historique, la réflexion stratégique – qui n’était encore que militaire – s’institutionnalisera véritablement et se constituera en services rassemblant des dizaines d’hommes. Progressivement, toutes les grandes nations adopteront ce système. Et, à la fin de ce même siècle, c’est le système universitaire allemand – le plus avancé du monde à l’époque – qui saura intégrer des penseurs stratégiques, généralement sous la « forme » de professeurs d’histoire, à l’image du grand Hans Delbrück. Les penseurs-essayistes continueront à exister, mais ils ne seront plus toujours solitaires.
Par son caractère véritablement « total », la Grande Guerre allait montrer que même ce système d’origine prusso-allemande, s’il méritait de continuer à exister, ne saurait plus être suffisant : économie, diplomatie, renseignement, questions politiques, études des sociétés, interaction, dans le domaine militaire, des questions navales, terrestres et bientôt aériennes, tout se conjuguait désormais et appelait la création d’organismes de recherche qui ne pouvaient plus être composés exclusivement de militaires. C’est d’ailleurs dans le prolongement direct de la conférence pour la paix de Versailles qu’est créé en 1919, par des délégués américains et britanniques, le Royal Institute of International Affairs (aujourd’hui Chatham House), dont l’objectif est l’étude scientifique des relations internationales, mais aussi de faire bénéficier cette recherche des méthodes d’expertise et de débat qui avaient été mis en œuvre pendant la conférence. Dans les années qui suivront, Chatham House verra arriver à sa tête un directeur prestigieux, et qui restera dans cette fonction jusqu’en 1955, le célèbre historien Arnold Toynbee. De leur côté, les Américains qui s’étaient lancés dans cette aventure ne la poursuivront pas et créeront leur propre organisme, le Council on Foreign Relations, à New York. Un effet secondaire probable du retrait du président Wilson du processus de paix et de son refus de signer le Traité de Versailles. Aux États-Unis toujours, il existait depuis 1910 une fondation privée, le Carnegie Endowment for International Peace, financée par le milliardaire et philanthrope Andrew Carnegie. Cette fondation cherchera dès 1919 à créer des centres dédiés à la paix (et donc très orientés « diplomatie ») dans plusieurs pays d’Europe, mais elle échouera en France.
Dans notre pays, il faudra attendre le milieu des années 1930 pour voir la création, par un décret du gouvernement de Front populaire du 14 août 1936, du Collège des hautes études de défense nationale (CHEDN), dont la direction est confiée au vice-amiral Raoul Castex, qui a alors déjà commencé la publication de ses Théories stratégiques. C’est dans le prolongement de cette création que sera fondée en 1939 la Revue des questions de défense nationale, que vous êtes en train de lire. L’éclatement de la Seconde Guerre mondiale interrompra ces activités, qui ne reprendront qu’à la Libération.
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