La dernière bataille de France
La dernière bataille de France
Je terminais le dernier essai du général (2S) Vincent Desportes, ce vendredi 13 novembre au soir, lorsque les sirènes de police ont commencé à retentir dans ma rue parisienne à une fréquence de plus en plus soutenue. Comment faire la présente recension sans tenir compte de l’accélération d’événements qui prouvent, si besoin était, la justesse de son analyse ?
Quant au titre qu’il a retenu, si nous sommes effectivement précipités dans une nouvelle bataille de France, il ne tient qu’à nous qu’elle ne soit pas la dernière au sens où il l’entend ; mais à ce stade, comment lui donner tort ?
On ne présente plus Vincent Desportes, notre général le plus médiatisé – et ce n’est pas un reproche puisqu’il est des temps où il ne faut jamais se lasser de répéter encore et toujours la même chose. On ne reviendra pas non plus sur ses déboires avec le pouvoir politique qui lui valurent, consécration suprême, d’être un jour croqué en page trois du Canard Enchaîné par Cabu dont la disparition, on le sait aujourd’hui, date le début de cette nouvelle bataille. Personne n’ose plus porter la contradiction à Vincent Desportes, tant son propos reste pertinent : la France est passée ces vingt dernières années en deçà du seuil de suffisance en matière militaire. Cette Lettre aux Français qui croient encore être défendus couvre tout l’éventail des erreurs d’analyse et des fautes décisionnelles qui nous ont conduits là, et tous en prennent pour leur grade, gouvernants et diplomates, industriels et partis politiques. On se demande par quel miracle nous pouvons encore être engagés sur tant de théâtres d’opération, tout en participant à des missions de souveraineté outremer et de sécurisation résiliente en métropole. Cela ressort de l’incompréhensible au point que les Américains, jaloux et peu enclins à nous flatter sur ce terrain, ne cessent de célébrer nos armées – ce pluriel jamais autant utilisé depuis que nos forces combattantes tiendraient toutes au Stade de France, troupes dans les gradins et blindés sur la pelouse.
Ces facteurs d’un déclin annoncé et prévisible sont détaillés un par un par le général Desportes, comme la suppression du Service national puis la RGPP dont la conjonction produit ses effets délétères, pas seulement pour des raisons budgétaires mais pour satisfaire au concept hollywoodien d’une armée conçue comme un méga-commando hyper-technologisé. Et puis, il y a la réintégration dans le commandement intégré, la tare de ce caprice d’un prince n’étant pas tant la mise sous tutelle que l’adoption d’une managed battle qui n’est jamais que la guerre conduite de Gamelin, et d’une bureaucratie digne de l’administration ex-soviétique – et ce n’est pas l’ancien diplômé de l’US Army War College, attaché militaire à notre ambassade à Washington durant la crise atlantique de 2003, qui s’en étonnera. C’est d’ailleurs l’UE que la France appelle en renfort aujourd’hui, et pas ce dinosaure d’Otan dont l’acte de décès pourrait ainsi avoir été signé.
Drôle d’attelage que celui de l’incompétence et de l’inconscience qui nous a menés au bord du gouffre ! Il est désormais évident que l’anticipation qui fut faite au début des années 1990 de ce que serait la guerre au XXIe siècle s’avère totalement erronée, et les choix opérés tout aussi caducs. Une réserve toutefois lorsque Desportes semble dater de 1989 ou même 1945 un certain aveuglement européen à la situation du monde, car on ne saurait concevoir l’Europe sans cette paix recherchée, même durant le millénaire de guerres fratricides qui la déchira. Par ailleurs, comparer la situation actuelle à la grande illusion des années 1930 me semble réducteur : nous étions alors dans la conjuration d’une guerre que nous savions inévitable alors que nous sommes carrément devenus étrangers à l’idée même d’une guerre continentale. En un sens c’est peut-être pire, mais dire que la France est en guerre, comme on le lit partout depuis la mi-novembre, ne signifie rien : il en est qui font la guerre à la France, ce n’est pas la même chose. Mais qu’on soit en guerre et qu’on se croit en paix ou au contraire qu’on soit en paix et qu’on se croit en guerre, il faut à la France une armée digne de son nom.
C’est pourquoi Desportes a raison lorsqu’il écrit qu’il faut tout remettre à plat et refaire de toute urgence un nouveau Livre blanc en n’omettant, cette fois-ci, aucun point : rouvrir le dossier du Service national, revoir l’utilité d’un matériel trop complexe, trop technologisé et en trop petite quantité, remettre à plat la validité des hypothèses de cyberguerre dont on s’aperçoit depuis Charlie Hebdo que les facultés d’anticipation et de prévention sont proches de zéro, et bien sûr discuter enfin du dogme de la dissuasion nucléaire, dont on ne peut que regretter avec Desportes qu’il reste encore confiné à la sphère confidentielle des experts militaires. Relevons que chez nos voisins britanniques, qui doivent décider du remplacement de leurs missiles Trident, cette question fait l’objet de discussions auxquelles participent les partis politiques et les chefs militaires. Configuration impensable dans une France où les responsables politiques se défaussent sur la toujours Grande Muette, et où il faut attendre que des officiers comme Vincent Desportes quittent le service actif pour qu’ils puissent ouvertement s’exprimer, situation qui n’est même pas, pour le coup, celle des années 1930 où, si elles furent contestées, les thèses du colonel de Gaulle n’en firent pas moins l’objet cinq années durant d’un débat qui agita cercles militaires comme parlementaires, publications de l’armée comme éditeurs et presse écrite.
Voilà pourquoi il faut lire et écouter le général Vincent Desportes, en espérant que la nouvelle bataille engagée, que nous n’avons d’autre choix que gagner, ne devienne pas la guerre ultime qu’il ne faudrait surtout pas perdre. ♦