Pourquoi la guerre aujourd’hui ?
Pourquoi la guerre aujourd’hui ?
Pourquoi la guerre aujourd’hui ? est une « controverse » entre deux philosophes français, Jean Baudrillard et Jacques Derrida, qui s’est déroulée le 19 février 2003, à la veille du déclenchement de la guerre en Irak. Organisé par l’Institut des hautes études en psychanalyse, avec le concours du Monde diplomatique, ce débat portait sur l’actualité de la guerre qui se préparait et qui semblait inévitable. Le titre reprend celui d’une autre controverse, célèbre, entre Einstein et Freud en 1932 : « Pourquoi la guerre ? ». Aujourd’hui, en 2015, avec la montée en puissance de Daesh, les questions abordées lors de ces échanges se révèlent être d’une actualité troublante.
Jean Baudrillard est un penseur de la société contemporaine (La Société de consommation en 1970), mais aussi de la politique occidentale (La Guerre du Golfe n’a pas eu lieu en 1991, Power Inferno. Requiem pour les Twin Towers. Hypothèses sur le terrorisme. La violence du mondial en 2002, parmi ses nombreuses publications). Il est souvent qualifié de philosophe post-moderne, tout comme Jacques Derrida. Ce dernier est connu comme le philosophe de la « déconstruction ». Il a produit une œuvre tout aussi vaste que celle de son contradicteur : Le « concept » du 11 septembre et Voyous en 2003 traitent notamment du thème de la guerre, du terrorisme et des États-voyous. Dans leur controverse, les deux philosophes abordent les questions du 11 septembre, de la guerre, du droit et du terrorisme et s’interrogent sur la validité des concepts traditionnels au regard de la crise en cours.
Le « 11 septembre », tout d’abord, est vu par Baudrillard comme un « événement premier », traumatisant, et qu’il s’agit d’effacer a posteriori à l’aide d’une « guerre virtuelle ». Les tentatives de l’Administration Bush de démontrer un lien entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden en seraient la preuve. Pour lui, la guerre qui se prépare en Irak en ce début d’année 2003 n’a pas de finalité propre : « Elle a la forme d’une conjuration, d’un exorcisme, exorcisme d’un événement qu’il n’est justement plus possible d’éviter ». Car la logique sécuritaire qui irrigue les sociétés occidentales veut que tout crime, tout événement, soient « prévenus », dissuadés à l’avance. Il est d’ailleurs notable que le mot anglais deterrence ait la même racine que le mot terreur, comme pour marquer l’importance de l’effet terrorisant de la survenue d’un événement non prévu et non prévenu. Baudrillard y voit aussi une prévention de la guerre elle-même et son remplacement par des guerres virtuelles dans lesquelles il n’y a plus d’ennemis.
Pour Derrida, le 11 septembre a provoqué une « peur réelle », une « angoisse réelle », celles de la possibilité d’attentats bien pires dans le futur. Si l’on peut dire que la guerre n’aura plus lieu, ce n’est pas parce qu’elle devient « virtuelle », par absence de finalité propre et d’ennemi – car la mort et la souffrance sont bien réelles – mais parce que le temps des guerres entre États semble terminé.
Derrida se réfère au concept de guerre défini dans la tradition du droit européen et qui implique la souveraineté d’un État déclarant la guerre à un autre État. De ce point de vue-là, la guerre du Golfe n’était pas une guerre, tout comme celle qui s’annonce en Irak. « Et l’angoisse qui étreint la conscience ou l’inconscient de l’Occident, à commencer par les États-Unis, c’est que justement il n’est même plus possible de faire la guerre, il n’y a plus d’État ennemi, on ne sait plus à qui on a affaire et qui on attaque ». La tendance est alors de remplacer le terme de guerre par celui de conflit. Or, d’après la distinction que fait Kant entre guerre et conflit – une guerre est un affrontement entre deux États, sans arbitre, alors que le conflit est un affrontement pour lequel l’arbitrage juridique est possible –, le terme de conflit ne convient pas non plus. Ces remises en question des concepts de guerre et de conflit ont un impact sur le concept de droit lui-même.
Selon Derrida, le droit est une force qui vient représenter et apaiser les conflits de forces. En effet, dans la tradition européenne, représentée par la pensée de Kant, « il n’y a pas de droit sans force ». Le droit n’est qu’une manière d’adoucir la violence. Derrida note qu’en allemand, die Gewalt veut dire à la fois la force, la violence, mais aussi le droit, l’autorité du droit. La crise de ce début de 2003 montre alors qu’il est nécessaire de transformer profondément le droit international : « Dans la structure de ses concepts, dans sa constitution, dans sa charte, dans sa rhétorique, ce droit international a été dans une large mesure tributaire d’une histoire du droit européen, de ses concepts de souveraineté, d’État-nation, de guerre, de terrorisme… et […] ces concepts appelleront une refonte et cette refonte est en cours ».
Le droit interne des États est également mis à mal par la crise qui touche les concepts traditionnels de l’Occident. Derrida appelle « auto-immunité » la logique – illogique – par laquelle un vivant détruit spontanément cela même qui, en lui, le protège ou l’immunise contre une agression. Il la retrouve du côté des suicides bien sûr, mais aussi du côté de la démocratie : « L’Administration Bush est en train, au nom de la démocratie qu’il prétend défendre, de menacer, comme cela a rarement été le cas, la vie démocratique aux États-Unis ».
Le terrorisme, enfin, pour Baudrillard, n’est pas une idéologie mais une stratégie. Avec leur suicide, la mise en jeu de leur mort, les terroristes inversent les positions de maître et d’esclave avec une puissance mondiale dont la stratégie est celle du « zéro mort ». Le terrorisme est une stratégie, et non pas seulement un moyen d’action, une instrumentalisation de la violence, parce qu’il crée une situation mondiale sans précédent, une vision des choses irréversible. Sur le plan symbolique, le terrorisme surpasse la puissance mondiale en instaurant une sorte de guerre civile planétaire, entre les pouvoirs étatiques et leur population. C’est ce qu’illustrent les manifestations publiques contre le gouvernement britannique en 2003. « La situation est terroriste, […] d’une certaine façon, Ben Laden a gagné ; il a mis le monde entier dans un désordre mondial : l’ordre mondial est en échec et il crée les conditions pour que l’on ne puisse plus restituer un ordre en termes de droit ». Il s’agit dorénavant d’un affrontement entre deux blocs : les puissances mondiales et les singularités, terroristes ou non.
Le terrorisme, comme la guerre, voit, selon Derrida, sa conception traditionnelle bouleversée. Il renvoyait classiquement à la Terreur qui s’était mise en place pendant la Révolution française, et était donc lié à la question de l’État. Carl Schmitt l’appelait la guerre des partisans. « Aujourd’hui, il n’y a ni guerre, ni terrorisme, ni conflit : il faut inventer de nouvelles catégories ». Qu’est-ce que le terrorisme, le terrorisme international ? Est-il une réaction au terrorisme d’État comme l’affirment ceux qui usent du terrorisme individuel ? Le premier des États voyous ne serait-il pas, comme Chomsky l’écrit dans Rogue State, les États-Unis ? Pour Kant, la Terreur, même si elle est le signe d’un échec de la Révolution française, est néanmoins un « événement », un signe qui marque l’histoire et les hommes seulement par la force de son intention révolutionnaire : « Il a été tenté de renverser l’ordre en place ».
Que Daesh aujourd’hui revête l’apparence d’un État est le signe de quelque chose en train de changer. Sous le couvert rassurant d’un retour permis aux conceptions traditionnelles de guerre et de terrorisme, c’est une nouvelle déstabilisation de l’ordre mondial qui se joue. Daesh ravive le traumatisme du 11 septembre et l’angoisse de nouveaux attentats, appelle la « puissance mondiale » à combattre selon ses propres règles pour mieux la défier et dénoncer la partialité du droit international. Daesh semble vouloir incarner le terrorisme d’État pour mieux le renvoyer en miroir aux puissances étatiques. Il veut aller plus loin que Ben Laden : battre la puissance mondiale, non seulement en s’introduisant à l’intérieur d’elle mais en s’incarnant en elle et en la mettant en face de ses propres contradictions. ♦