La bataille de Verdun a vu l’échec du plan stratégique conçu par les Allemands, avec, à l’inverse, la perception du côté français que la victoire tactique devenait la condition nécessaire et suffisante pour obtenir la victoire. Une erreur qui fut fatale en 1940 en l’absence d’une vraie approche stratégique ; une leçon encore valable aujourd’hui.
Verdun, la bataille qui a tué la stratégie
Verdun, the battle that killed the strategy
The battle of Verdun witnessed the failure of strategic plan conceived by the Germans, and the perception of the French side that the tactical victory would become the necessary and sufficient condition to obtain the victory. The fatal error committed in 1940 was the absence of a true strategic approach; the lesson is still valuable today.
Après la victoire défensive de la Marne, en septembre-octobre 1914, la longue lutte finalement victorieuse pour Verdun (de l’offensive allemande initiale, le 21 février 1916, à la reconquête par les Français, effective dix mois plus tard en décembre 1916, de leurs positions initiales) est devenue dans la mémoire française de la Première Guerre mondiale le fait saillant d’un conflit qui reste aujourd’hui paradoxalement mal connu du grand public. Ainsi, la bataille de Verdun, un temps symbole de l’héroïsme des poilus et de la résistance opiniâtre de la nation française à l’invasion, est surtout considérée aujourd’hui comme l’incarnation de la futilité d’une guerre perçue comme une succession de massacres ignobles pour quelques mètres carrés de terrain sans valeur stratégique particulière. Ce jugement, qui au demeurant s’appliquerait bien mieux à la désastreuse offensive de la Somme (1er juillet-18 novembre 1916), est porté sur Verdun en raison de l’ampleur des pertes subies par les deux camps : 700 000 au total, dont plus de 300 000 morts et disparus. Mais il tient surtout au slogan, « saigner à blanc l’armée française », auquel est souvent réduit le plan allemand. Ce dernier est ainsi ravalé au degré zéro de l’art militaire, celui d’une bataille menée non pour l’emporter sur un adversaire ou obtenir un avantage stratégique, mais qui érigerait la destruction et le meurtre comme fin en soi. Pourtant, cette perception-là est totalement fausse. En effet, la bataille de Verdun n’est pas le massacre dénué de sens qu’en a fait une certaine historiographie mais la conséquence d’une double crise.
La crise de la conduite allemande de la guerre
La première de ces crises est d’ordre politico-stratégique et se déroule au sein du camp allemand. L’objectif terrible fixé par le chef de l’OHL (Oberste Heeresleitung, le grand quartier général), le général Erich von Falkenhayn, à ses troupes est en effet la conséquence logique d’une incapacité de l’Allemagne à se livrer à un examen réaliste de sa politique de guerre. La question essentielle est ici celle des buts de guerre. Falkenhayn, chef de l’OHL depuis septembre 1914, commence l’année 1916 dans une position paradoxale : d’un côté, il a réussi l’année précédente à infliger de lourdes défaites aux armées russes à l’Est, tout en contenant à relativement peu de frais les offensives franco-britanniques sur son front Ouest. D’un strict point de vue militaire, et même si la Russie n’est pas vaincue, la position allemande semble donc solide. Mais, du point de vue stratégique, cette solidité n’est que de façade. L’Allemagne n’apparaît pas en mesure de gagner une guerre d’usure ; le temps aggrave en outre le délitement de son seul grand allié, l’Autriche-Hongrie, malmenée par les Russes et minée par les tensions entre les multiples nationalités qui composent l’empire des Habsbourgs finissant. Surtout, la stratégie alliée de multiplier les fronts risque à terme de tant disperser les forces allemandes – au front franco-belge et au front russe s’ajoutent un front italien en 1915, le front des Balkans et celui contre les Turcs – que celles-ci ne seront plus nulle part en mesure d’obtenir de succès militaires d’ampleur. Assiégée, sous blocus naval, l’Allemagne ne pourra que lentement dépérir.
Falkenhayn cherche alors à obtenir du chancelier Bethmann-Holweg une paix de compromis : un retour au statu quo ante bellum, ou à tout le moins des ouvertures suffisantes pour mettre à mal l’unité de l’Entente, et « donner de l’air » à l’Allemagne, à charge pour elle de convaincre par les armes les derniers récalcitrants – la France, surtout – de cesser le combat. Le décalage de perception entre la réalité stratégique et la solidité immédiate de la position militaire allemande – celle-ci, après tout, n’est-elle pas en train de gagner la guerre ? – rend très vite inaudible une telle proposition. Avec une hybris que devraient méditer tous les chefs d’État, le chancelier allemand – soutenu par la majorité des élites politiques et militaires du Reich – rejette l’idée même d’une paix négociée sur la base d’un retour à la situation pré-1914. L’Allemagne a fait des conquêtes, il lui faut les garder ; confiante jusqu’à l’arrogance dans sa supériorité militaire, elle se sent capable d’imposer par la force sa prééminence sur l’Europe.
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