Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie
Renseigner les démocraties, renseigner en démocratie
On a énormément écrit sur le renseignement, ses techniques, ses succès, et ses échecs, notamment dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale et à l’époque de la guerre froide (1). Il y a là une source inépuisable de romans et de films dont le public ne se lasse guère. L’affaire Snowden avec la révélation publique de l’étendu des écoutes téléphoniques et le recueil de métadonnées pratiquées par la NSA ; et d’autres pays ont toutefois largement changé la donne.
Elle s’est en effet traduite dans la plupart des pays occidentaux par des débats passionnés sur la protection de la vie privée à l’ère du tout numérique et sur la manière d’atteindre au difficile équilibre entre les exigences de la sécurité nationale – et donc de l’accès au renseignement – et les considérations juridiques et politiques inséparables de la protection des libertés individuelles.
Le titre de l’ouvrage publié, cette année, conjointement par Jean-Claude Cousseran, ancien directeur de la DGSE entre 2000 et 2003, ambassadeur, grand spécialiste du Proche-Orient, et Philippe Hayez, conseiller référendaire à la Cour des comptes, lui aussi ancien de la DGSE, reflète bien – jusque dans son titre – les préoccupations des auteurs.
Il s’agit de dédiaboliser les services spéciaux, dont le rôle apparaît plus que jamais incontournable sur le plan diplomatique et militaire, illustrer leur montée en puissance à la fois sur le plan des moyens technologiques utilisés et des effectifs déployés ; enfin, décrire l’extension considérable de leur champ d’investigations, bien au-delà de leurs préoccupations traditionnelles, en sorte de prendre en compte les nouveaux développements économiques et technologiques. En même temps, les auteurs se montrent constamment soucieux de démontrer comment le renseignement est à la fois nécessaire et compatible avec la démocratie.
En France, le secteur, tous organismes civils et militaires confondus, occupe plus de 13 000 agents pour un budget annuel supérieur à 2 milliards d’euros. Or paradoxalement, en dehors de rapports parlementaires, il n’existait jusqu’ici, dans notre pays, que peu d’ouvrage présentant une vue d’ensemble des problématiques que rencontrent aujourd’hui les services de renseignement pour adapter leur action à un monde globalisé et aux exigences d’un contrôle démocratique de leurs activités.
Les deux auteurs, l’un et l’autre particulièrement qualifiés pour évoquer la mutation en cours des services, ont inauguré il y a deux ans un cours à Sciences Po, faisant entrer, pour la première fois, le renseignement moderne à l’Université. L’ouvrage reprend de manière claire et structurée les différents aspects de cet enseignement.
C’est à la fois le mérite de l’ouvrage – il fournit une somme d’informations souvent peu accessibles et dispersées, et une bibliographie particulièrement abondante – et sa limite, tant le sujet est immense et se heurte aux contraintes de la structure et du contenu d’un enseignement universitaire. La présentation des enjeux théoriques et des aspects institutionnels du renseignement moderne occupe en effet la plus large place. Inévitablement, cela s’effectue au détriment des aspects historiques. Succès et échecs des services français et étrangers sont cependant décrits avec précision, et sans que l’on puisse parler de révélations – ce n’est pas l’objet de l’ouvrage – on y trouve des informations utiles sur des affaires récentes, notamment en matière de terrorisme.
L’ouvrage est une mine d’informations, qu’il s’agisse de l’organisation des différents services et administrations qui, en France comme à l’étranger, ont une compétence, même partielle, dans le domaine du renseignement, des relations complexes qu’elles entretiennent entre elles, ou de l’évolution des institutions homologues à l’étranger et de la spécificité des différentes cultures du renseignement, qui rendent souvent difficile les coopérations entre alliés.
Pour qui s’intéresse à ce domaine, cette description des enjeux organisationnels et du pilotage des services est précieuse. La plupart des problèmes qui confrontent aujourd’hui le renseignement dans un contexte marqué par la transformation radicale de l’infosphère et la mutation des modes de communication sont abordés : collecte ouverte ou clandestine de l’information, gestion des agents, analyse des données et problèmes de leur interprétation, rapport avec la diplomatie, rôle des forces spéciales…
Sous-tendant ces analyses, les auteurs n’esquivent pas les interrogations que suscite l’évolution future des services de renseignements, face notamment à l’explosion de la masse des données obtenues et aux conséquences des nouvelles technologies de l’information. La demande croissante de transparence de la part des politiques vis-à-vis de l’activité des services n’est pas l’une des moindres.
Au-delà de l’ambition de l’ouvrage, d’abord pédagogique et universitaire, on ne peut que saluer la somme documentaire qu’il représente. Dans un pays qui a été longtemps à la traîne de ses principaux partenaires étrangers du point de vue de la culture du renseignement – si l’on pense par exemple à la Grande-Bretagne – il constitue un apport particulièrement utile, non seulement pour l’étudiant et le chercheur mais également pour le politique et le citoyen. ♦
(1) On signalera ici la publication récente d’une passionnante étude d’un spécialiste britannique, Max Hastings : The secret War: spies, codes and guerillas 1939-1945 ; Éditions William Collins, 2015.