Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition
Oublier la guerre civile ? Stasis, chronique d’une disparition
« Passer du bellum civil à la stasis c’est refaire le trajet inverse de l’histoire de la pensée : plutôt que d’en rester à la guerre civile selon les thématiques romaines, il faut examiner ce que les Romains ont oublié, nous entraînant dans cet oubli, laissant de côté ce que les Grecs eux-mêmes avaient de la réticence à accepter […] ». La stasis est une guerre interne à la Cité, guerre barbare entre frères ennemis ; elle est le dépassement de toute mesure, un « mouvement archaïque » du politique.
Stasis est le nom de ce qu’il faut oublier pour ne garder en mémoire que le nom de polemos, la guerre régulée, maîtrisée, domestiquée. La stasis rappelle en effet que la violence est au fondement de la Cité, contrairement à ce que la tradition de la philosophie politique veut nous enseigner. « Ce que le refus entraîne, ce que l’oubli veut dire, c’est que le politique se pense lui-même comme non contradictoire, et que le plus grand scandale d’un Machiavel ou d’un Carl Schmitt consiste à nier ostensiblement et fermement cet attendu ». Le politique se veut maître de la violence alors qu’il est constitué lui-même de cette violence. La stasis se révèle être un concept opératoire pour la pensée politique en même temps qu’un accès à l’objet d’étude « guerre ».
Ninon Grangé est issue de l’École normale supérieure (Ulm), agrégée et docteur en philosophie, et habilitée à diriger les recherches. Elle enseigne la philosophie à l’université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis. Elle a publié, en 2009, De la guerre civile chez Armand Colin et son prochain ouvrage à paraître est Fictions et état d’exception. Le recours à l’état de guerre civile et le temps politique chez Classiques Garnier. Ninon Grangé a également dirigé des ouvrages : Carl Schmitt : nomos, droit et conflit dans les relations internationales aux Presses universitaires de Rennes et Penser la guerre au XVIIe siècle aux Presses universitaires de Vincennes, en 2013.
Oublier la guerre civile ?, nous amène à appréhender la question du politique d’une nouvelle façon : plutôt que par la paix à construire et garantir, il faudrait l’approcher par la violence qui irrigue son histoire. La tradition philosophique fait du politique un dépassement des conflits. Or, la stasis montre que le politique est le conflit lui-même et qu’il ne peut donc jamais le dépasser. La difficulté pour la Cité n’est pas seulement d’être en paix vis-à-vis du polemos, mais d’être en paix avec elle-même. « On comprend alors pourquoi la guerre civile inspire l’horreur : elle dévoile un lien originel violent entre les individus en supprimant l’ouverture à l’extérieur, comme neutralisation et exutoire. En rappelant l’origine de la Cité, la stasis rappelle en même temps l’artifice sur lequel elle repose, et cela est révélé par la comparaison entre guerre étrangère et guerre civile, l’une plus authentique que l’autre, d’où la nécessité de l’écarter et de faire de celle-là la conjuration de celle-ci ».
Ninon Grangé commence par étudier les écrits de plusieurs auteurs de la Grèce antique. Elle rappelle que Platon n’hésitait pas « à définir le politique comme substantiellement conflictuel là où la philosophie traditionnelle n’aime à voir que le consensus et l’entente ». Thucydide, quant à lui, a montré le caractère contagieux de la stasis : la guerre du Péloponnèse commence comme une stasis, affaire interne à la Cité, puis se développe en un polemos par le jeu des alliances entre les cités grecques, pour se terminer en une vaste stasis sur tout le territoire grec. Il y a donc perméabilité des deux concepts de stasis et de polemos.
Aristote, quoiqu’appartenant à ce monde grec, est le premier à entamer le mouvement de conjuration de la stasis. Il en fait un moment politique, cause de changements d’identité de la Cité, et en régule le fonctionnement au travers d’une Constitution. En l’intégrant aux règles de la Cité, il reconnaît certes au politique une part de violence interne, mais il nie par là également, en la normant, le caractère non maîtrisable de cette guerre. La langue latine terminera de conjurer la stasis en effaçant ce mot de son vocabulaire politique, en n’en offrant aucune traduction. Les guerres civiles, insurrections, rébellions, factions ne sont que des euphémismes, comme si effacer le mot de stasis l’empêchait d’exister.
Parmi les auteurs latins, Cicéron est celui que Ninon Grangé étudie le plus en détail. Homme politique, il conçoit, dans l’urgence de ses discours, une pensée des guerres internes auxquelles il est confronté. « Cicéron, comme d’autres mais au premier chef, nous permet de comprendre que l’essence de la guerre dépend de la désignation de l’ennemi ». Du choix politique qui permet d’investir l’adversaire de la forme d’hostis régulier ou d’hostis publicus dépend la forme de la guerre, extérieure ou intérieure. Mais cette guerre intérieure, une fois l’ennemi public identifié, devient de facto une guerre régulée, qui conjure ainsi ce qui a la forme d’une stasis et repousse le traître-citoyen hors de la Cité pour en faire un ennemi-étranger. Avec Cicéron, la guerre trace la limite politique entre l’intérieur et l’extérieur. « La guerre est une activation de frontières virtuelles ».
La guerre perpétuelle entre cités en Grèce (polemos) et la guerre de conquête de Rome (bellum) sont considérées comme des mouvements naturels de la politique. En revanche, ce qui se déroule de délétère et d’implosif à l’intérieur de la Cité est vu comme une aberration politique. Aussi est-il nécessaire que le droit naturel, celui fondé sur la raison, règle la guerre en postulant celle-ci comme rationnelle, rejetant la guerre civile dans l’irrationnel.
« La fiction politique, qui consiste à séparer des types de guerre pour rendre le phénomène moins nocif, politiquement parlant, sépare des réalités par construction de thèmes et de notions fondés sur la ressemblance mais aussi sur le faux-semblant et l’apparence ». Dans ce règne des faux-semblants, la Cité en paix se confond avec la Cité potentiellement en proie avec la guerre civile. En étudiant l’objet « guerre » pour lui-même, les perspectives se renversent : il devient évident que les séparations conceptuelles ordinaires en politique doivent être revues. La fiction est un instrument politique ; elle fait apparaître ou disparaître la guerre en jouant sur la figure de l’ennemi.
L’ennemi est au centre de la réflexion sur la guerre. Quand « le partisan ou le conjuré, etc., se dit ennemi, il empêche l’État de le désigner par le terme de criminel, terroriste, fauteur de trouble ; du coup, l’État est obligé, pour sa survie, d’inventer l’expression “ennemi public”, qui désigne d’ailleurs aussi le grand bandit qui jette le trouble dans la société civile par des actes de vol, mais sans jamais prendre les armes contre son propre pays ». Une fois le terme d’ennemi révélé, il s’ensuit qu’un état de guerre est décrété, semant le trouble dans les repères politiques lorsque cet ennemi ne revêt pas les traits de l’étranger. La guerre à l’intérieur de la Cité peut ainsi prendre l’apparence d’une guerre étrangère, qui se déroule par définition en dehors de la Cité. Cette fiction se révèle néanmoins très éloignée de ce que peut être une guerre intérieure.
La guerre extérieure est une fausse norme ; elle donne au politique l’illusion de disposer d’un modèle de violence collective applicable à tous les cas de conflit violent. Or elle n’est qu’une mise à distance, en même temps que l’ennemi est mis à distance, de la violence extrême qui détruit les liens fondamentaux de l’entité politique. La stasis, finalement, « serait première par rapport à la guerre étrangère, considérée comme guerre abstraitement susceptible de se couler dans des limites et dans des règles ». Les philosophes les plus souvent cités pour avoir traité de la guerre, Hegel et Clausewitz, l’expliquent d’ailleurs à partir d’un schéma élémentaire, celui de la dialectique de la lutte et du dépassement, avant d’en venir aux considérations politiques de la souveraineté de l’État. La dialectique conflictuelle est le socle du genre de la guerre.
« Sans être parfaitement adéquats, ces deux dispositifs conceptuels – stasis/polemos et guerre irrégulière/guerre régulière – constituent les deux pôles, les deux extrémités d’une échelle, qui dessinent le champ conceptuel de la guerre ». Oublier la stasis revient à rejeter ce que l’on considère comme une « mauvaise guerre » dans un espace anomique où tout est permis. La Cité, l’État, en entretenant cet oubli, prennent le risque de ne pas savoir penser le danger extrême, celui qui provoque les grandes peurs irrationnelles, comme le terrorisme aujourd’hui, et de ce fait ne pas pouvoir se défendre. ♦