La face cachée du Quai d’Orsay : enquête sur un ministère à la dérive
La face cachée du Quai d’Orsay : enquête sur un ministère à la dérive
Vincent Jauvert, grand reporter international pour le magazine Le Nouvel Observateur a enquêté pendant deux ans sur les forces et faiblesses actuelles du dispositif diplomatique français. Son bilan est sévère mais, pour lui, les responsabilités sont largement partagées entre les diplomates qui continueraient de cultiver l’« entre-soi », l’appauvrissement budgétaire continu du ministère et l’attitude de l’Exécutif vis-à-vis du Quai d’Orsay depuis plus d’une dizaine d’années.
Une bonne partie de l’ouvrage est consacrée à quelques scandales mettant en cause des brebis galeuses parmi les diplomates, à la question des rémunérations à l’étranger (mais sans référence aux primes versées dans les mêmes conditions aux agents des autres ministères), aux influences des réseaux politiques et des camaraderies de promotion de l’ENA dans les nominations (ce qui n’est guère propre au Quai d’Orsay) ainsi qu’aux absurdités d’une politique immobilière imposée par Bercy.
Celle-ci, n’est pas sans rappeler les erreurs de la RGPP obligeant le ministère de la Défense à se délester de bases et de terrains d’exercice que l’on regrette aujourd’hui. Elle consiste, pour abonder les caisses de l’État, à céder, sur le marché immobilier à l’étranger, ambassades et résidences, c’est-à-dire à la fois un patrimoine immobilier, accumulé depuis deux siècles et même davantage, auquel il faudra bien substituer des locations coûteuses et un indispensable instrument de travail. L’auteur mentionne quelques plus-values recueillies à New York, à Djakarta ou à Tokyo, mais constate également la perte d’image qui découle de ces cessions d’immeubles prestigieux, surtout lorsqu’en raison d’un budget en constante diminution, les activités culturelles et les réceptions diplomatiques des ambassades deviennent de plus en plus dépendantes du mécénat des firmes locales, avec toutes les ambiguïtés qui en découlent.
On peut cependant regretter que l’auteur consacre autant de pages à ce qu’il qualifie « d’exploration des coulisses du Quai » et aux cancaneries recueillies auprès de diplomates visiblement frustrés et en révolte contre la gestion du ministère (à cet égard, il n’ajoute pas grand-chose à ce qui était déjà décrit en 2011 dans un ouvrage largement passé inaperçu Les diplomates : derrière la façade des ambassades de France de Franck Renaud, Éditions de l’Archipel).
En effet, ces longues digressions, qui concernent pour l’essentiel des mésaventures individuelles, l’emportent largement sur une analyse politique du rôle du Quai d’Orsay par rapport aux grands épisodes de la politique extérieure française des dernières années. Or, en raison de ses fonctions au Nouvel Observateur, l’auteur y était pourtant particulièrement bien placé. À cet égard on pourra se référer utilement à l’ouvrage, paru en 2015 de Xavier Panon Dans les coulisses de la diplomatie française (Éditions de l’Archipel) qui, lui, traite bien davantage, en dépit de son titre, des grands dossiers internationaux.
Tout d’abord, selon lui, dans un chapitre hautement corrosif consacré aux ministres qui se sont succédé, « de 2005 à 2011, le Quai d’Orsay a hérité de trois ministres qui ont accablé leurs subordonnés de leurs insuffisances et de leurs bourdes à répétition ». Philippe Douste-Blazy, « l’ancien maire de Lourdes, en matière de sottise, a fait des miracles » et a accumulé des faux pas qui sont devenus autant de légendes. Bernard Kouchner a beaucoup voyagé, a des contacts internationaux dans le monde humanitaire et des idées, mais « ministre à contretemps » selon la correspondante diplomatique du Monde, qui paiera son commentaire d’un boycott par le cabinet du Quai d’Orsay ; il est régulièrement recadré par la cellule diplomatique de l’Élysée et contourné par l’activité diplomatique secrète du Secrétaire général de la Présidence. Michèle Alliot-Marie, qui avait pourtant fait ses preuves à la Défense est, on le sait, rapidement emportée par l’affaire tunisienne et sa gestion du « Printemps arabe ». Le chapitre entier consacré à Laurent Fabius n’est pas plus tendre : « Un homme d’État qui a dirigé le Quai d’Orsay comme une machine au service de sa propre gloire », et pour l’auteur, le succès de la COP21 – « dont il n’aurait pas voulu à Paris au départ » – n’efface pas les erreurs de la politique syrienne, le cavalier seul dans les négociations sur le nucléaire iranien et la marginalisation sur les affaires africaines au profit de son collègue de la Défense. Seul, Alain Juppé, lors de son passage au Quai, demeure, selon Vincent Jauvert, « respecté et regretté par les diplomates ».
Sur un autre plan, on aurait aimé un jugement plus élaboré sur le fonctionnement actuel du dispositif diplomatique dont, avec la cellule diplomatique de l’Élysée, la Défense, les services spéciaux, Bercy, et les autres ministères concernés, le Quai d’Orsay n’est qu’un des éléments, même si c’est à lui qui, en définitive, incombera de traduire sur le terrain et auprès des interlocuteurs étrangers les orientations arbitrées par l’Élysée. À côté de quelques passages bien venus, comme celui concernant la réconciliation entre la DGSE et le Quai d’Orsay, longtemps antagonistes, on notera l’absence singulière de mention des rapports complexes avec les lourdes bureaucraties de l’UE et de l’Otan et, s’agissant de notre place à l’ONU qui, à elle seule, méritait de plus amples développements, une simple mention déplorant le mode statutaire de la répartition des coûts des opérations de maintien de la paix pour les cinq membres permanents.
On attendait enfin beaucoup, avant la parution de l’ouvrage, de son analyse de la pseudo-influence d’un « clan » de néo-conservateurs qui aurait largement contribué à orienter la politique française sur nombre de dossiers décisifs. Ce rôle d’une petite « secte » – le terme est repris par Vincent Jaubert – composée d’une quinzaine de brillants énarques et normaliens ayant en commun, pour beaucoup d’entre eux, leur passage auprès de notre ambassade à Washington et au sein de la Direction des affaires stratégiques (DAS) du Quai d’Orsay, a été en effet une des constantes de l’interprétation, très répandue par la presse française – y compris par Le Nouvel Observateur et chez les diplomates étrangers en poste à Paris – de la politique étrangère pro-américaine de Sarkozy et, sous la présidence Hollande, de l’attitude française dans les négociations sur le nucléaire iranien.
Vincent Jauvert cite, sans surprise, des noms de fonctionnaires en fonction à l’époque, mais si l’on y regarde de plus près la diversité des personnalités, des appartenances politiques supposées et des positions adoptées au fil du temps sur différents sujets, il est patent qu’il s’agit davantage de camaraderies nourries d’expériences communes et d’une vision pessimiste de l’évolution du système international (d’où notamment l’importance attachée aux questions de non-prolifération) que d’une camarilla qui aurait ambitionné de s’emparer de la politique étrangère française. Vincent Jauvert croit notamment pouvoir présenter la regrettée Thérèse Delpech (disparue en janvier 2011), professeur de philosophie, chercheuse au CERI et à la RAND, membre du Conseil de l’IISS de Londres, membre de la Commission du Livre blanc, comme le « gourou » de la « secte ». Or, non seulement Thérèse Delpech se situait bien au-delà des affiliations partisanes et a produit nombre d’ouvrages qui sont devenus autant de classiques, mais elle disposait d’une rare influence internationale parmi les spécialistes de stratégie, notamment aux États-Unis. Il était dès lors inévitable qu’elle apparaisse comme une référence et une amie respectée pour ces jeunes diplomates. On est donc loin de la thèse du complot.
Au final, l’auteur présente un bilan catastrophique de la situation actuelle du Quai d’Orsay : « Un ministère dirigé au doigt mouillé, maltraité par le pouvoir politique sous Sarkozy comme sous Hollande, qui depuis dix ans ne sait plus où il va, ni à quoi il sert, si ce n’est à maintenir son pré carré au cœur de l’État ». Il appelle donc, selon lui, « une vraie réforme », allant bien au-delà de celles qui ont été tentées depuis 1993 et salue le dévouement des hommes et des femmes, qui, à travers le monde et souvent dans des situations dangereuses, continuent néanmoins, en dépit de ce contexte, de s’efforcer de représenter au mieux notre pays et ses intérêts. ♦