Pour celui qui étudie la dynamique des conflits, la Corne de l’Afrique procure un éventail de cas d’étude. Cet article se propose d’examiner les raisons de la non-résolution de conflits dans cette région. L’approche théorique montre un décalage entre la réalité des problèmes et leur mauvaise compréhension, source d’échecs.
Crise de l’État ou dans l’État ? Réflexions sur la prolongation des conflits dans la Corne de l’Afrique
State Crisis vs. Crisis within the State: An Analysis of the Prolonged Conflict in the Horn of Africa
For anyone studying the dynamics of conflict, the Horn of Africa provides a wealth of case studies. In this article, we aim to examine a number of important issues, namely the reasons why conflict has not been resolved in this region. The theory we shall explore is that behind the difficulty of overcoming the problem, the situation has been misjudged – this has repercussions on how it is handled.
Pour ceux qui s’intéressent aux dynamiques conflictuelles, la Corne de l’Afrique est un véritable laboratoire. Théâtre de conflits interétatiques, de décolonisation ou de guerres civiles, elle n’est pas non plus épargnée par le terrorisme, et elle connaît un nombre record de mouvements de libération nationale. Cette région est ainsi passée de quatre à sept entités souveraines en vingt ans, ce qui constitue un phénomène tout à fait atypique. Au carrefour des mondes arabes et africains, la Corne alterne périodes de conflits et trêves provisoires. Cet article entend examiner un certain nombre de questions importantes, notamment : pourquoi n’est-on pas parvenu à résoudre ces conflits dans cette région ? La thèse que nous souhaitons explorer est que derrière la difficulté à surmonter le problème, il y a sans doute une erreur de diagnostic qui a des répercussions sur le traitement. En effet, pour les acteurs internationaux les plus influents, comme les États-Unis ou l’Union européenne et ses États-membres, le diagnostic est le suivant : c’est la crise des États donc leur faiblesse – le concept d’États faillis qui a connu une forte audience après les attentats du 11 septembre 2001 – qui permet de comprendre et d’expliquer ces guerres récurrentes. Ce qui nous conduira à proposer une autre hypothèse : il n’y a pas de crise de l’État (premier diagnostic) mais une crise dans l’État.
L’absence d’État perçu comme synonyme de violences
Dans des régions en conflits comme la Corne de l’Afrique ou encore la bande saharo-sahélienne, les analystes s’accordent sur le caractère déficient des institutions étatiques, ce qui est difficilement contestable. Elles sont incapables d’assurer la sécurité de la population ou de contrôler le territoire politique. L’absence d’État au sens wébérien du terme est alors synonyme de violences. La souveraineté – qui est une des composantes de l’État – implique, dans l’ordre interne, que l’État soit capable d’imposer ses décisions à ses sujets, qu’il élabore ses propres règles d’organisation, inscrites éventuellement dans une Constitution, dont découlent toutes les autres. Cette compétence requiert aussi que l’État détienne, en tant que souverain, « le monopole de la contrainte physique légitime » (M. Weber), au sens de capacité de coercition. En Europe, l’État dit « wébérien » s’est construit par le contrôle de cette violence légitime et par la maîtrise des moyens financiers (la capacité à lever l’impôt). Ainsi, l’absence d’État est synonyme de violence.
La distinction entre la violence de l’État et celle des autres acteurs, donc de la légitimité de l’une sur l’autre, ne s’est faite que sur le long terme. La perte du monopole de l’État sur la violence légitime et le chevauchement des sphères d’autorité serait l’une des hypothèses explicatives des violences contemporaines. Dans un État dit faible, voire failli ou même déliquescent, le gouvernement ne contrôle plus son territoire, la gestion du pays passe progressivement aux mains d’acteurs non étatiques, parfois des « seigneurs de guerre ». Les institutions étatiques sont dites en faillite, les services publics réduits à leur minimum, voire inexistants : l’État ne peut plus assurer la sécurité de sa population. Il est possible de dégager trois étapes dans cette désagrégation de l’État : la corruption progressive des organes centraux du gouvernement ; l’alliance des élites corrompues avec des réseaux criminels, dans un but financier ; la concurrence avec (voire le remplacement de) l’autorité de l’État sur certaines parties du territoire, puis développement de zones de non-droit. Pour Koonings et Krujit, cet effondrement a pour conséquence « non seulement l’apparition de “vides de gouvernance” – espaces ou champs sur lesquels l’État légitime est effectivement absent devant des acteurs armés qui échappent à l’emprise de l’État de droit – mais aussi l’érosion interne de la capacité et la volonté des agents de l’État à respecter la loi » (1). On assiste donc à un basculement dans l’état de nature dans lequel la violence serait une pratique généralisée et tournée vers l’intérêt privé et, pour reprendre les mots de Hobbes, la société deviendrait un champ de bataille incontrôlé où « il règne une peur permanente, un danger de mort violente (…) la vie humaine (y) est solitaire, misérable, dangereuse, animale et brève » (2).
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