Brothers Armed. Military Aspects of the Crisis in Ukraine
Brothers Armed. Military Aspects of the Crisis in Ukraine
Brothers Armed. Military Aspects of the Crisis in Ukraine – dans sa 2e édition parue en septembre 2015 – est, dans le contexte actuel, un livre tout à fait unique. Rares sont, en effet, les études d’histoire immédiate ayant fait le choix d’une analyse essentiellement stratégique et militaire des conflits de ces dernières années au-delà de leurs aspects purement politiques ou idéologiques. Le livre se démarque donc immédiatement à cet égard de la prose journalistique habituelle, ce qui lui permet de se tenir à l’écart du débat politique.
Brothers Armed est aussi unique car il est le premier à nous donner une analyse militaire à chaud du conflit ukrainien. Une analyse précise, objective et mesurée, comme le CAST (Centre for Analysis of Strategies and Technologies), think tank moscovite dirigé par Ruslan Pukhov, sait si bien le faire. Il convient de rappeler que le CAST édite notamment deux revues de référence en la matière : le Moscow Defense Brief (disponible en anglais) et Eksport Vooruzheniy (« Exportation des armements »). On se souvient également du précédent ouvrage édité par le CAST sur la guerre russo-géorgienne de 2008 (1), livre sans concession, qui ne cachait rien des insuffisances de l’armée russe de cette époque, telles que le nombre élevé de tirs fratricides (quasiment une perte aérienne sur deux) les avait révélées. La guerre de 2008 fut en quelque sorte la dernière « guerre à l’ancienne » menée par « l’armée russe d’avant », encore largement basée sur le modèle soviétique. Brothers Armed peut ainsi se lire comme l’histoire de la reconstruction d’une armée russe moderne et efficace après 2008, et des réformes menées par les deux ministres de la Défense successifs (Anatoly Serdioukov, de 2007 à 2012, et Sergueï Chaïgou, à partir de 2012).
Avec une dizaine de contributions dues à des analystes russes et ukrainiens dont la compétence n’est plus à démontrer, Brothers Armed (dont le titre d’ailleurs n’est pas sans nous faire penser à la série intitulée Brothers in Arms !) rassemble tous les éléments du dossier ukrainien et après nous avoir présenté les intervenants, nous relate les étapes marquantes de cette confrontation. Sont ainsi traités successivement : l’histoire de la péninsule de Crimée et les aspects juridiques de son rattachement à l’URSS puis à l’Ukraine (Vasiliy Kashin) ; la déliquescence des forces armées ukrainiennes héritées de l’Union soviétique, au point où celles-ci en 2014 sont incapables de toute action efficace (Sergey Denisentsev) ; les tentatives de réformes de l’armée russe depuis 1992 jusqu’à nos jours, avec l’année 2008 comme point charnière ; la création en 2011 des forces spéciales russes, qui sont notamment intervenues en Crimée (Alexey Nikolsky) ; l’histoire des forces armées russes en Crimée depuis 1992 (Dmitry Boltenkov) ; la prise de contrôle et le rattachement de la Crimée à la Fédération de Russie (Anton Lavrov) ; une excellente analyse politico-militaire des opérations dans l’Est de l’Ukraine intitulée fort pertinemment « L’action (militaire) en Ukraine vue des fenêtres du Kremlin » (Mikhail Barabanov) ; le déroulement du conflit dans l’Est de l’Ukraine (Anton Lavrov) ; les armes lourdes dans le Donbass, avions, chars, pièces d’artillerie (Anton Lavrov) ; la réorganisation de l’armée ukrainienne en 2014 (Alexey Ramm et Alexey Nikolsky) ; les questions liées à la réforme et à la modernisation de cette armée ukrainienne (Vyacheslav Tseluyko).
Les différentes contributions, appuyées sur des sources ouvertes dûment citées, sont illustrées par des tableaux détaillés des forces en présence et de leur équipement, ce qui peut parfois en rendre la lecture fastidieuse lorsqu’elle se heurte à des pages entières de listes d’unités militaires, mais l’exhaustivité est à ce prix. Brothers Armed a en effet pour vocation de devenir un ouvrage de référence, tant sur l’armée russe que sur l’armée ukrainienne, et on perçoit ici la volonté d’équilibre qui a animé Pukhov et Howard lors de la répartition des contributions. L’ouvrage comprend deux cartes et une chronologie des principaux événements sur une dizaine de pages.
Qu’en est-il sur le fond ? Que peut apporter l’ouvrage au lecteur occidental qui ne serait pas un spécialiste de cette zone de conflit ? Tout d’abord, l’analyse du mode opératoire ayant permis la prise de contrôle puis l’annexion de la Crimée au cours de l’intervention des Forces spéciales russes récemment constituées (2010), dont l’organisation est d’ailleurs détaillée. Mais c’est peut-être sur les affrontements du printemps et de l’été 2014, dans l’Est de l’Ukraine, que le livre est le plus précieux, en faisant en quelque sorte office de Retex. L’ouvrage montre bien les aléas et les contraintes d’une guerre que les Occidentaux qualifieraient de « lacunaire », en ce sens que les moyens militaires des deux parties belligérantes se sont révélés insuffisants pour obtenir une victoire décisive. On pourrait d’ailleurs en tirer une leçon pour nos gouvernements : il est capital de ne pas laisser descendre nos capacités militaires en deçà d’un niveau critique, sous peine, comme l’armée ukrainienne, de ne plus avoir la possibilité de contrôler notre propre territoire. L’ouvrage récent du général Vincent Desportes, La Dernière bataille de France, constitue à cet égard un cri d’alarme salutaire.
Le rôle mineur de la puissance aérienne dans le conflit ressort également de l’analyse du CAST. Si lors de l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, les forces armées ukrainiennes se sont retrouvées avec la flotte aérienne la plus importante de la région, deux décennies de manque de maintenance et la revente à l’étranger d’une grande partie de cette flotte, l’ont réduite à un niveau insuffisant pour peser sur les événements.
En outre, des pertes proportionnellement importantes (une douzaine d’aéronefs), dues essentiellement à l’action de missiles à courte portée, ont conduit pratiquement à son retrait des opérations.
L’ouvrage manifeste une grande liberté de ton vis-à-vis des autorités de la Fédération de Russie et des décisions politiques ou militaires prises par ces dernières. L’aspect critique n’est pas absent de cet ouvrage, tant s’en faut, tant à l’égard de certains ministres de la Défense que de l’inefficacité de certaines options militaires mises en œuvre par le gouvernement de la Fédération de Russie.
On pourrait citer également l’analyse stratégique de Mikhail Barabanov (p. 199-200) qui admet que « Moscou a eu l’initiative en Ukraine de février à avril 2014, mais (que) maintenant elle l’a clairement perdue. Cette perte de l’initiative a réellement plongé la Russie dans la crise actuelle, la défaite devenant une vraie possibilité ». Pour Barabanov, les possibilités offertes par « l’annexion, sans effusion de sang, de la Crimée, ont été gâchées ». Cet auteur explique ainsi que, dès lors que la Russie a décidé de ne pas utiliser l’option militaire dans l’Est de l’Ukraine, sa politique étrangère s’est enfermée dans une spirale de « rendements décroissants » ; elle paye le coût d’une politique jugée « agressive » (sanctions occidentales, dommages politiques et économiques) sans en retirer aucun dividende. La question clé pour Barabanov, face à une situation qu’il qualifie d’« impasse totale », situation que, pour lui, seule la Russie serait capable de trancher en utilisant ses « capacités militaires supérieures », consiste à comprendre « jusqu’à quand la Russie va continuer à évaluer les coûts d’une dégradation supplémentaire de ses relations avec l’Ouest contre les coûts d’une situation militaire et humanitaire intolérable dans la zone de conflit. Il reste à voir quelle série de coûts va se révéler la plus importante aux yeux du président Poutine ». Il faut souligner, ici, qu’en septembre 2015, lorsque la 2e édition de l’ouvrage était sous presse, commençait l’intervention aérienne russe en Syrie, avec comme conséquence prévisible, le passage au second plan du conflit ukrainien. Avec un recul de plusieurs mois, depuis la publication du livre, l’analyse de Barabanov reste parfaitement valable, les sanctions occidentales venant d’être reconduites. Cette situation d’impasse continue.
Anton Lavrov, dans sa contribution sur le déroulement de la guerre dans l’Est de l’Ukraine, relève de son côté ce qui peut nous apparaître comme une incohérence de la politique russe : au printemps 2014, alors même que l’armée ukrainienne commençait à être employée contre les séparatistes pro-russes du Donbass, la Russie continuait à transférer à cette même armée ukrainienne les chars, pièces d’artillerie et véhicules blindés saisis lors de l’annexion de la Crimée, équipement qui sera souvent utilisé contre les séparatistes…
Une postface du général américain Peter Zwack, ancien attaché de défense à Moscou, n’apporte guère à l’ouvrage et se contente de réitérer la position officielle des États-Unis selon laquelle les desseins de l’Otan sont uniquement défensifs et n’ont pour objectif que la stabilité de l’Europe.
En résumé, Brothers Armed est devenu, grâce à sa 2e édition, un ouvrage indispensable, non seulement sur les aspects militaires de la crise ukrainienne, mais aussi sur les forces armées de deux protagonistes, sur leurs réformes successives et sur leur organisation. On peut seulement regretter qu’il n’ait pas été édité dans notre langue, comme Les chars d’août l’ont été en 2010, mais on peut supposer que Ruslan Pukhov et son groupe d’experts du CAST travaillent actuellement sur un autre projet, celui de nous relater, avec autant de brio, les tenants et les aboutissants de l’intervention aérienne russe en Syrie. ♦
(1) Pukhov Ruslan (dir.), The Tanks of August (préface de David Glantz), CAST, 2010, 144 pages (www.cast.ru/files/The_Tanks_of_August_sm_eng.pdf).