L’ordre du monde
L’ordre du monde
Existe-t-il, dans notre époque de mondialisation, un ordre entre les États qui garantisse des comportements communs dans une communauté internationale légitime, fondée sur un équilibre des forces assurant la paix et la coopération entre des entités politiques différentes ? C’est le rêve qui, depuis le début de sa carrière, hante Henry Kissinger, le maître de la politique réaliste américaine ; un rêve qui ne parvient pas à se distancer de la prédominance, certains diront de l’hégémonie, des États-Unis. C’est l’objet de son dernier livre qui a valeur de testament.
C’est aussi, pour Henry Kissinger, l’occasion de présenter, avec son érudition et son grand talent, une fresque de l’histoire mondiale. Le point de départ et thème favori est l’ordre issu des Traités de Westphalie, lorsqu’en 1648, sous l’impulsion initiale de Richelieu alors décédé, l’Europe met fin à trente ans de guerre entre États catholiques et protestants. L’ordre westphalien reste un modèle, même s’il ne dure pas. Les guerres de la Révolution et de l’Empire napoléonien mettent fin à « l’équilibre des rivalités ». « L’ordre procédural » de Westphalie est remplacé au Congrès de Vienne, en 1815, par un nouvel équilibre fondé sur le couplage entre la légitimité et la puissance ; toutes les formes d’alliances défilent sous l’analyse de Henry Kissinger : Sainte alliance, Quadruple alliance, Confédération germanique, jusqu’à produire, grâce à l’action de Metternich, le Concert des nations qui régit l’Europe, celle de Bismarck et de l’Empire allemand, tandis que l’Angleterre définit son rôle de « balancier » jusqu’à la rupture de la Première Guerre mondiale.
Dans le monde en désordre qui résulte de la confrontation internationale, le moment est venu pour les États-Unis de « guider » le monde. Mais quel monde ? Celui de l’Islam qui s’est déployé en mettant en cause la notion d’État ? Celui de l’Asie, immense et multiple, organisée selon des hiérarchies qui effacent les souverainetés ? Si l’État disparaît ou change de nature, que reste-t-il de l’ordre westphalien ?
Henry Kissinger veut croire à sa clef d’interprétation : les États-Unis se sont donné pour métier « d’agir pour l’humanité » ; avec Jefferson et de manière plus manifeste avec Théodore Roosevelt, au besoin par la force. Tout est-il aussi clair ou les États-Unis sont-ils une « puissance ambivalente » ? Henry Kissinger examine en détail l’évolution de la politique américaine. Woodrow Wilson qui fait des États-Unis « la conscience du monde » dans une vision de paix, élaborant l’idée de sécurité collective d’une Société des nations remplaçant le Concert des puissances, avant que l’organisation des Nations unies soit destinée à régir le monde. Henry Kissinger reste sceptique vis-à-vis de cette politique « sublime mais déconnectée » de tout sens de l’histoire. Finalement, Franklin Roosevelt favorise un ordre mondial qui repose sur la négociation et la notion de confiance ; avant que Truman établisse un « nouvel ordre du droit » qui suppose une force, une capacité d’intervention : le rôle de la « puissance indispensable » est le fondement du bon ordre du monde. Henry Kissinger a vécu les affrontements de la guerre froide, de la guerre de Corée, à la « défense du monde libre » ; il invoque les principes de l’endiguement de l’URSS jusqu’à l’effondrement du consensus national lors de la guerre du Vietnam. Les États-Unis avaient perdu une guerre. L’ordre mondial était-il menacé ?
C’est l’heure de Henry Kissinger, secrétaire d’État de Nixon et l’heure de la confirmation du rôle mondial de l’Amérique. Le champ d’action est sans limites. Avec l’URSS, Henry Kissinger conclut l’Accord de 1972, système de consultation au lendemain de la crise de Cuba. Mais il y a le Moyen-Orient et l’Asie. Le Moyen-Orient, où l’islamisme organise sa domination, fait apparaître le « déclin de l’État » et révèle des conflits existentiels. L’Arabie saoudite wahhabite, forte de la richesse du pétrole (Kissinger oublie d’évoquer l’appui américain), l’Iran qui s’affirme avec la révolution de Khomeiny apportent leur vision de l’ordre du monde et elle n’a rien de westphalien, en particulier lorsque Téhéran brise la règle de l’immunité diplomatique, symbole de l’État, en s’emparant de l’ambassade américaine. Kissinger rappelle les traditions et institutions de la Perse antique ; est-on en présence d’une tentative pour organiser une autre forme d’ordre international ? L’Iran qui s’engage dans la voie de la prolifération nucléaire impose aux États-Unis d’intervenir. Indépendamment de la puissance nucléaire, l’Iran n’a-t-il pas ébranlé le système des États au Moyen-Orient et même l’influence occidentale ?
L’ordre mondial, principalement européen a-t-il disparu en Asie ? Henry Kissinger est là dans son domaine favori, lui qui a conduit Nixon à Pékin en effaçant le désastre du Vietnam et qui est l’auteur d’un livre qui fait autorité sur la Chine. Ce pays est, pour lui, un thème de réflexion favori. La Chine a sa conception de l’ordre du monde, un ordre hiérarchique, qui évolue du déséquilibre à l’équilibre, toujours temporaire et relatif, avant un nouveau déséquilibre. Les Américains considèrent que tout problème a sa solution ; les Chinois estiment que toute solution entraîne de nouveaux problèmes. La présence d’autres puissances de premier rang, le Japon, l’Inde, complique le jeu diplomatique. Henry Kissinger évoque l’effort éminent de l’Inde, avec les principes de Bandoeng dont il convient de rechercher les racines dans le passé lointain de l’artashastra et la pensée de Kautiliya. Il reste que l’ordre, à son avis, doit dépendre essentiellement de la Chine et des États-Unis, même si l’Inde comme le Japon ont leur place et leur rôle.
Au bout du compte, la clef d’interprétation de Henry Kissinger permet-elle de comprendre le monde ? Doit-on interpréter le monde en fonction de l’ordre mondial ? Les Chinois, qui affirment « sous le ciel, il y a beaucoup d’agitation ; mais la situation est excellente », ne détiennent pas le vrai critère du bon jugement qui est d’avoir d’abord confiance en soi. L’ordre du monde, selon Henry Kissinger, n’est-il pas la forme moderne de l’impérialisme et l’alibi de la puissance américaine ? La longue et détaillée analyse de Henry Kissinger n’apparaît-elle pas comme un message du passé ; certes, sans que l’on puisse distinguer clairement la place et le rôle des États-Unis dans l’élimination ou simplement la régulation du désordre mondial ?
À cette critique, Henry Kissinger a une réponse habile : il faut désormais établir un ordre du monde par régions, les États-Unis et quelques puissances créeront des partenariats qui seront interconnectés ; les États-Unis retrouveront leur mission. À condition que dans de « vastes zones », les États n’entrent pas en déliquescence sous l’empire d’idéologies qui diffèrent de l’ordre westphalien, créé à l’époque où Hobbes recommandait à l’Europe la notion d’État. Les « États faillis » ne peuvent qu’engendrer le désordre mondial. La notion américaine de « nation building » est un échec. ♦