Syrie, anatomie d’une guerre civile
Syrie, anatomie d’une guerre civile
Ce document très fouillé constitue l’une des toutes premières études sur la guerre civile en Syrie. Il repose sur une série d’enquêtes de terrain. Pour les auteurs, les recherches ont consisté à voyager dans les régions hors de contrôle du régime de Damas. Les analystes y ont mené des entretiens, individuellement ou en groupe, ainsi qu’une observation minutieuse des pratiques : organisation des lignes de front, fonctionnement des institutions civiles, interactions sociales, vie économique.
La complexité du sujet est surtout le fait de la coexistence de groupes armés protéiformes et non-hiérarchisés. Cette réalité aurait pu conduire à une fragmentation territoriale et politique sur le modèle afghan, somalien ou congolais. Or, on constate au contraire la grande facilité avec laquelle les combattants passent d’un groupe à un autre et la rareté des conflits armés entre ceux-ci, malgré l’absence d’une échelle de commandement et d’instance d’arbitrage. Ces unités « improvisées » fusionnent fréquemment pour pouvoir s’attaquer à des objectifs plus ambitieux. De plus, les groupes armés – même s’ils ont souvent une même origine géographique – ne représentent pas une communauté, ce qui explique la mobilité des combattants d’une unité à l’autre. Cette caractéristique renforce la difficulté de compréhension de ce conflit dans un Proche-Orient décidément très compliqué.
Pour mieux appréhender cette thématique complexe, les trois chercheurs qui ont travaillé dans le cadre du CNRS ont suivi un plan cohérent. Les trois premières parties rendent compte des phases de la révolution syrienne. Les auteurs présentent d’abord le régime et la société à la veille des premières manifestations, puis la genèse des protestations et le passage à la guerre civile. Ensuite est analysée la formation des institutions militaires, civiles et de la diplomatie extérieure. L’étude est prolongée par un examen de la fragmentation de l’insurrection puis une présentation pertinente des mouvements kurdes, de l’islamisme et de Daech. Le dernier chapitre porte un regard sur les mutations de la société syrienne à partir de trois thèmes : le capital social, l’économie de guerre et le nouveau régime des identités.
Parmi les idées fortes, nous retiendrons la confiscation de la richesse nationale au profit de la clique liée au régime. La crise économique a appauvri durablement les classes moyennes et populaires. La plupart des hommes ont un second emploi, généralement non déclaré, parfois un troisième. Par ailleurs, des centaines de milliers de Syriens se rendent au Liban pour travailler. Le secteur informel est vital pour la majorité de la population, ce qui explique que 60 % des transactions sont effectuées en liquide. Près de la moitié des emplois agricoles sont illégaux et les zones frontières sont devenues des lieux d’intenses trafics, mobilisant souvent des solidarités tribales ou ethniques. Les échanges d’objets ou de services, sous forme de troc, se multiplient. Si le secteur non officiel permet à la population de survivre, il grève davantage le budget de l’État.
L’action des réseaux sociaux est aussi un phénomène intéressant à analyser. Dans une société densément connectée, Skype et Facebook se sont imposés comme des outils de coordination permettant – grâce aux pseudonymes – une relative sécurité car, semble-t-il, peu surveillés par le régime ! Des groupes de discussion se sont organisés. Ils sont des moyens efficaces pour faire passer des informations sur les actions à venir, permettant ainsi la mise en forme d’un mouvement national, en l’absence de structures hiérarchiques ou spécialisées. Internet est devenu une plate-forme d’expression « où le capital culturel et les connaissances techniques introduisent un biais dans la prise de parole. La coordination ne nécessite pas de ressources logistiques, mais alimente dans l’action le sentiment d’appartenir à la révolution ».
L’insurrection manque de ressources pour armer, équiper, entraîner et nourrir ses combattants. De plus en plus, les groupes armés sont donc contraints d’attirer des financements extérieurs, notamment en provenance des pays du Golfe. Pour se faire connaître des bailleurs de fonds, les insurgés utilisent également le réseau numérique. Ils mettent en scène leurs combats et affichent leur credo idéologique dans des vidéos diffusées sur YouTube et sur la page Facebook de leur groupe. Les séquences de propagande montrent généralement des opérations militaires pour prouver aux donateurs potentiels quel usage sera fait de leur argent. La médiatisation est assurée par un « journaliste » – dont le statut est ambigu, entre le civil et le combattant, mais qui est de fait intégré à l’unité « révolutionnaire ». L’un d’eux a témoigné : « Nous sommes des professionnels de la vidéo. Chaque combat est filmé en direct, puis nous montons le film en y ajoutant les logos et les slogans de l’unité. Le but est de se distinguer des autres groupes pour obtenir plus de financements ».
Le chapitre consacré à l’État islamique autoproclamé met en lumière l’imposition d’un code moral : le croyant « authentique » s’accomplit moralement en remplissant ses obligations scripturales (prières, respect des règles coraniques) et en s’engageant pour le djihad qui devient de facto le sixième pilier de l’islam. Ainsi, « conscription militaire, éducation islamique et ordre moral se renforcent mutuellement dans la construction d’un homme nouveau ». La stratégie internationale du « califat » autodéclaré s’appuie sur une donnée intangible : l’environnement international est perçu comme « ontologiquement hostile », d’où les attaques préventives qui anticipent des agressions considérées comme inévitables. En particulier, Daech rejette catégoriquement les normes internationales sur deux points clés : la citoyenneté et le territoire. En niant ces deux principes fondamentaux, l’État islamique s’interdit toute forme d’inclusion dans l’ordre international. Il s’installe de la sorte dans une guerre perpétuelle contre tous les États, occidentaux et musulmans, y compris sunnites.
En conclusion, les auteurs souhaitent que ce livre soit « le premier jalon d’une approche comparatiste des guerres civiles contemporaines ». Et de déplorer : « En Syrie comme ailleurs, les sciences sociales peinent à appréhender ces situations extrêmes, pourtant fertiles sur le plan théorique du fait de leur capacité à débanaliser le fonctionnement social ». En raison de l’extraordinaire richesse des témoignages et de la rigueur de la présentation des événements, le document de ces chercheurs va sans aucun doute nous aider à mieux connaître les tréfonds d’une crise hors normes qui perturbe gravement l’échiquier géopolitique de la planète déjà bien fragile. En outre, cet essai constitue une réflexion novatrice sur les situations de guerre civile.