Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt
Penser l’ennemi, affronter l’exception. Réflexions critiques sur l’actualité de Carl Schmitt
Dès l’après-11 Septembre se sont fait jour les prémisses d’un processus qui a progressivement brouillé la différence entre guerre et terrorisme, a fait passer le terroriste du « rang de figure marginale à celui de centre névralgique de l’ordre interétatique actuel » et « entraîne aujourd’hui la France dans une zone d’extrêmes turbulences politiques ». « Peut-on se contenter d’un pacifisme de principe et de la position purement autoflagellatoire qui consiste à rappeler les errances bien réelles, les dominations et les crimes passés et récents que l’Occident expierait aujourd’hui […] ? C’est une position irénique, qui revient à ne pas opposer la moindre résistance aux actions militaires et terroristes de Daech ».
Ces quelques propos, tirés de la préface inédite de Jean-Claude Monod à la nouvelle édition de son ouvrage déjà publié en 2007, montrent l’extraordinaire actualité, pour le cas français, de réflexions menées initialement à partir du cas américain. L’auteur est philosophe, chercheur au CNRS et enseigne au département de philosophie de l’École normale supérieure. Il a publié La Querelle de la sécularisation (Vrin, 2002) et Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? (Seuil, 2012).
L’ouvrage s’ouvre sur une constatation troublante. Le monde contemporain semble donner raison et vie aux descriptions et analyses d’un penseur politique très conversé du XXe siècle : Carl Schmitt. Parmi les notions clés que celui-ci a développées, citons : le terrorisme déterritorialisé, technicisé et absolutisé par sa dimension théologique ; l’état d’exception dans les démocraties entraînées dans la spirale contre-terroriste de la réduction des libertés ; le développement d’une nouvelle logique de la guerre préventive, véritable retour de la guerre juste, cette fois-ci présentée comme une lutte contre les ennemis de l’humanité ; et la déstabilisation du droit international et du droit des gens.
Carl Schmitt, auteur controversé en raison de son soutien au nazisme, « dérange » par la pertinence de ses analyses et par l’audace de ses réflexions sur des phénomènes que la philosophie politique classique préférait ignorer : « En faisant de l’ennemi la figure axiale et indépassable du politique, il s’attaquait explicitement à l’optimisme libéral ou communiste et à leurs espoirs d’une humanité réconciliée et post-politique ». Avec Schmitt, les extrêmes se rejoignent ! Ses diagnostics et analyses, dont lui-même a pu tirer des conclusions à consonance fasciste et nazie, ont également fasciné ses lecteurs marxistes. Ceux-ci ont vu dans l’état d’exception, là où Schmitt y théorisait l’affirmation du pouvoir souverain, le moment de l’autoconstitution du peuple, rendant possible la lecture inversée d’une pensée contre-révolutionnaire. De même, avec la Théorie du partisan en 1963, les analyses de Schmitt sur les stratégies de la guérilla communiste, de Trotski à Mao, ont fortement influencé l’extrême gauche.
Les écrits de Schmitt ont la capacité de « se mouvoir à un échelon de formalisation et d’abstraction qui met à distance leurs motivations idéologiques et tente de saisir l’essence des phénomènes concernés ». Ainsi, les concepts schmittiens sont-ils à même d’être utilisés pour analyser notre actualité, biface, qui fait alterner les dangers du terrorisme théologique déterritorialisé et les dangers de la « guerre contre le terrorisme ».
Tout d’abord, intéressons-nous à la « guerre contre le terrorisme » dont surgissent les dangers de l’état d’exception tel que théorisé par Schmitt. Si les théories extrêmes, de gauche comme de droite, pensent le politique à partir de l’état d’exception, l’ordre libéral nierait au contraire cette possibilité de l’exception. Pourtant l’ordre juridique, en régime démocratique, refoule toujours un désordre, une anarchie ou une « exception » qui menace en permanence la vie sociale. L’état d’exception se situe pour Schmitt aux frontières du droit et de la politique : la décision de suspendre le droit « normal » relève d’une décision politique ; le droit est subordonné au politique… Ce qui n’est pas sans soulever de malaise dans un régime qui se fonde sur « l’État de droit ». Refouler, en démocratie, la possibilité de l’état d’exception pourrait être le signe d’un enfermement inconscient dans une régulation juridique faussement rassurante. La reconnaître serait accepter, même si cela n’est censé être que provisoire, la suspension de l’État de droit et de la démocratie. N’oublions pas qu’Hitler est arrivé démocratiquement au pouvoir et s’y est installé par le biais d’un état d’exception, soutenu en cela par les réflexions de Schmitt (La dictature).
Pour Schmitt, le politique n’a pas d’essence, il surgit à partir d’un certain degré d’intensité de la tension entre des individus ou des groupes, il est hostilité, et la guerre n’en est que la réalisation extrême. Derrière le combat potentiel, se profile toujours le combat effectif, la guerre, la montée aux extrêmes. Cette définition polémologique du politique contraste avec les approches aristotélicienne, thomiste et républicaine, qui fondent le politique comme organisation du bien commun et de la paix, et qui inspirent les régimes démocratiques libéraux. Pour ces derniers, la guerre doit être condamnée et ils en font les bases de la pensée du droit international. Quand les puissances qui condamnent la guerre ont dû malgré tout la faire, elles ont d’abord parlé d’opérations de police internationale ou d’interventions humanitaires, avant de renouer avec le terme classique de la guerre. Dans cette pensée qui condamne la guerre, l’ennemi ne peut plus être un « égal respecté », un justus hostis dans sa rigueur juridique ; il devient un criminel qui ne doit plus être respecté – ne respectant pas lui-même les règles de droit – et qui est « diabolisé », placé « hors l’humanité », selon une notion quasi théologique de l’ennemi héritée des guerres justes. C’est le retour de la guerre juste sous la forme de la guerre « pour l’Humanité » ou « pour le Droit ».
Pour Schmitt, « loin d’être un progrès, la criminalisation de l’adversaire et la nouvelle notion de guerre juste humanitaire constituent une régression vers l’époque des guerres de religion et des croisades, l’autorité ecclésiastique en moins ». Selon lui, le politique doit viser à circonscrire la violence interne et la guerre, non à les abolir, sinon à provoquer en retour leur déchaînement : « La dénégation conceptuelle de la violence prépare sa radicalisation réelle ».
Nous arrivons maintenant aux dangers pointés par Schmitt du terrorisme théologique déterritorialisé. Avec le retour de la guerre juste, l’ordre international se structure autour – contre – une nouvelle figure de l’ennemi : le terroriste. La guerre conventionnelle, celle conçue par essence sur le duel, passe au second plan et la « guerre contre le terrorisme », basée sur l’asymétrie, au premier ; les catégories traditionnelles se renversent ainsi que la hiérarchisation qui faisait de la guerre une affaire entre États. Schmitt observe la montée en puissance et la juridicisation du statut du « combattant irrégulier » et du « partisan » de la révolution mondiale, déstabilisant les catégories fondamentales du droit de la guerre et du droit des gens classique. Il y voit la mise en place d’un droit d’urgence autorisant à transgresser le droit international et le droit des souverainetés, au nom d’une idéologie humanitaire.
Mais pour Monod, « on a là, dans les déclarations de guerre sainte, un rejet de l’ennemi “hors de l’humanité” qui ne procède absolument pas de l’“idéologie humanitaire”, mais exprime bien plutôt un rejet radical de l’idée d’universalité éthique, des droits de l’homme au nom desquels les démocraties, de leur côté, sont tenues de protéger dans une certaine mesure jusqu’aux terroristes […] eux-mêmes ». Comment résoudre ce dilemme du contre-terrorisme en démocratie : ne pas sous-estimer cette violence et le défi qu’elle représente et, en même temps, maintenir un traitement humain et digne des droits de l’Homme pour cet ennemi qui rejette ces principes d’humanité ? Le danger est de voir « rétablir un traitement irrégulier de l’irrégulier radical, à savoir le terroriste », danger qui mènerait dans la spirale du « mimétisme d’une contre-violence qui en nourrit d’autres et qui finit par produire une autre forme d’indistinction ».
« Inhumanité de l’humanisme, anéantissement favorisé par la propagande humanitaire, totalitarisme de l’universalisme, discrimination radicale servie par l’absolutisation de l’humanité… : toutes ces catégories se renversent à volonté, chez Schmitt, pour imputer à l’humanisme ce que les humanitaires imputent à leurs ennemis ». Cette phrase de Monod, qui pourrait servir de conclusion, illustre à quel point la pensée de Schmitt dérange, dès lors que l’on s’interroge sur les faiblesses de la démocratie. Qui finalement renverse les catégories : Schmitt, ses lecteurs ou ses opposants ? Qui projette sur l’autre ses propres vices refoulés ? Entre idéal et réalité, où se trouve la vérité ?