Victor-Emmanuel III, un roi face à Mussolini
Victor-Emmanuel III, un roi face à Mussolini
L’Italie fait souvent figure de « cousine germaine » de la France, tant leurs histoires sont mêlées depuis Jules César et Astérix, en passant par la Joconde de Leonardo da Vinci ou encore Dalida et le cinéma franco-italien des Trente Glorieuses. Or, à force de partager une destinée commune, on en vient à oublier les faits eux-mêmes et à se limiter à quelques clichés souvent trompeurs. Ainsi, l’apport de la France à l’unité italienne dans les années 1850-1860 a été occulté par la IIIe République, soucieuse de marginaliser idéologiquement le Second Empire. Et autre élément à souligner, le peu de références au fait que l’Italie unifiée a été un Royaume jusqu’en 1946.
À force de croire que l’on se connaît bien, on en oublie donc la réalité et l’histoire. Et de ce fait, le travail de Frédéric Le Moal vient combler une grosse lacune historiographique avec la première biographie en français du Roi Victor-Emmanuel III qui a régné sur l’Italie de 1900 à 1946 et dont les décisions ont eu des conséquences majeures non seulement pour son pays mais aussi pour l’Europe.
Il faut ici souligner la qualité de l’étude proposée qui permet ainsi de mieux comprendre une personnalité complexe – le Roi lui-même – mais aussi de percevoir le chemin tourmenté qu’a parcouru l’Italie dont la réunification ne s’est achevée qu’en 1871, profitant de l’affaiblissement de la France suite à son entrée en guerre contre la Prusse en 1870. Le retrait des troupes françaises qui assuraient la protection des États pontificaux permit alors aux troupes italiennes de pénétrer dans Rome et de parachever ainsi l’unité de l’Italie au détriment de la papauté.
La vie et le parcours de Victor-Emmanuel III sont très similaires à ceux de ses homologues royaux de la même époque, où, malgré le faste déployé autour de leur personne, le bonheur et l’épanouissement individuel ne sont pas la règle. À l’inverse, la solitude et le malheur accablent généralement ces charges étouffantes à une période où le monarque gouverne mais dont sa légitimité est remise en cause par des opinions publiques plutôt versatiles et tentées par la révolution, à l’instar de la Révolution française de 1789.
Le futur Roi d’Italie est né à Naples en 1869 et reçoit l’éducation d’un prince appelé à régner, avec dès sa naissance, une carence affective de la part de ses parents, le couple royal étant désuni. Sa mère ne l’a pas vraiment aimé, d’autant plus que les goûts du Prince ne sont pas les siens. À cela se rajoute un handicap qui va le marquer toute sa vie, sa petite taille. À l’âge adulte, il atteint à peine 1,53 mètres. De plus, il a des petites jambes, donnant une image plutôt difforme. Malgré cela, Victor-Emmanuel III trouvera une véritable satisfaction dans la vie militaire où l’uniforme lui permet de trouver une posture conforme à son rang. Cette dimension a d’ailleurs été essentielle, Victor-Emmanuel III considérant que cette fonction de chef des armées lui conférait une responsabilité opérationnelle en excluant toute ingérence des civils.
Autre paradoxe du personnage mais qui lui a été bénéfique, son mariage. Bien qu’il n’ait pas la prestance d’autres membres du Gotha, sa position d’héritier du trône d’Italie pouvait susciter des convoitises de nombreuses princesses. Contrairement aux pratiques des familles royales européennes, le jeune Prince va effectuer un mariage d’amour avec Hélène de Monténégro en 1896. Celle-ci lui apportera tout au long de sa vie amour, soutien et encouragements surtout dans les périodes dramatiques.
Le destin de Victor-Emmanuel bascule brutalement le 31 juillet 1900 lorsqu’il apprend à son retour de mer que son père, le Roi Umberto, a été assassiné deux jours plus tôt par un anarchiste italien. À 31 ans, Victor-Emmanuel III devient Roi d’Italie dans des circonstances tragiques. Son caractère introverti va l’inciter à se méfier de la classe politique et à ne pas accorder sa confiance aux différents chefs de gouvernement. Cette première période est d’ailleurs très politique avec une crispation permanente entre les ténors politiques et les arrangements notamment autour de Giolitti (1). Le jeune Roi est alors un habile tacticien capable de convoyer entre les partis.
Une première épreuve majeure va être la Première Guerre mondiale avec un « chemin sinueux » entre neutralité et engagement avec les Alliés à partir de mai 1915. Dès lors que l’Italie se rallia à l’entrée en guerre, le Roi s’installa dans le rôle du Roi-Soldat, passant l’essentiel de son temps sur le front, au contact des troupes italiennes. Cette période – certes difficile sur le plan militaire – lui apporte des satisfactions personnelles. Mais la victoire de 1918 ne fut pas politiquement le succès escompté dans la mesure où les exigences de Rome furent loin d’être satisfaites. Cette victoire « mutilée » laissa beaucoup d’amertume dans l’opinion publique et fragilisera durablement la vie politique, entraînant de fait la montée des extrémismes et une violence urbaine quasi permanente. Inexorablement, la dégradation de la situation politique a permis la montée en puissance du mouvement fasciste autour de Benito Mussolini qui accède au pouvoir le 30 octobre 1922 à la suite de la marche sur Rome.
À partir de ce choix entériné par lui-même, le Roi va laisser faire le Duce dans quasiment tous les domaines, excepté la nomination des chefs militaires, prérogative royale. Si de 1922 à 1939, le fascisme suscite l’adhésion d’une bonne partie de l’opinion publique italienne, la volonté expansionniste de Mussolini s’est traduite par une politique extérieure de plus en plus agressive avec à la fin de 1935, l’entrée en guerre contre l’Éthiopie, dont le résultat ne fut pas le succès escompté.
En 1939, c’est au tour de l’Albanie de tomber sous le joug italien, Victor-Emmanuel III devenant alors également Roi d’Albanie.
Toutefois, au-delà de l’Éthiopie et de l’Albanie, le drame de l’Italie va être l’alignement progressif sur l’Allemagne nazie, alors même que l’opinion publique est peu germanophile. Ainsi, en juin 1940, alors que la défaite française semble inéluctable, Mussolini déclare la guerre à la France, sans même prévenir le Roi, démontrant ainsi la marginalisation politique de celui-ci. Mais les ambitions militaires du Duce vont s’effondrer face aux échecs successifs des armées italiennes incapables d’obtenir la victoire dans les Balkans puis en Libye, obligeant Berlin à venir au secours de Rome. Le naufrage du fascisme lié à sa subordination au nazisme est aussi celui de Victor-Emmanuel III, qui a laissé faire. Il a fallu attendre la fin du printemps 1943 et la guerre sur le sol italien pour que le Roi démette Mussolini en juillet et ne fasse basculer son pays vers les Alliés. Mais de fait, il était déjà politiquement trop tard pour sauver le système monarchique, malgré le ralliement, le Roi est discrédité et subit une pression forte de la part des Alliés pour qu’il abdique. Le 9 mai 1946, Victor-Emmanuel III renonce et part en exil en Égypte où le Roi Farouk l’accueille avec bienveillance.
Isolé, vieilli, il décède le 28 décembre 1947 ayant reçu les derniers sacrements de l’Église même si son anticléricalisme n’a pas évolué. Ses obsèques sont célébrées à Alexandrie où sa dépouille y repose toujours, symbole du divorce durable entre la monarchie et l’Italie.
Ce long règne – 46 ans – aura sonné le glas de l’institution royale en Italie. De fait, l’unification tardive achevée en 1871, n’a pas renforcé le sentiment national italien. Victor-Emmanuel III fait partie de cette génération de monarques balayée par l’histoire entre la fin du XIXe siècle et la Seconde Guerre mondiale, tant par leurs propres manques que par l’émergence de nouvelles formes de vie politique dont le fascisme italien. Le Roi italien en donnant sa caution à Mussolini puis à l’alignement de Rome sur l’Allemagne nazie a peu à peu perdu sa légitimité, malgré son revirement en 1943.
Son échec a finalement été total. Aujourd’hui, il n’y a pas de nostalgie monarchique en Italie. Les têtes couronnées ne font pas rêver et la famille royale de Savoie n’a été autorisée à revenir en Italie qu’en 2002. Il fut un honnête homme qui n’aurait jamais dû être Roi.
(1) 1842-1928 : il fut président du Conseil à plusieurs reprises.