Négociations secrètes avec Mandela, mémoires d’un maître espion
Négociations secrètes avec Mandela, mémoires d’un maître espion
L’ancien directeur du NIS (National Intelligence Service), le service de renseignement sud-africain, décrit avec précision la longue séquence de négociations menée par le gouvernement blanc d’Afrique du Sud dans le plus grand secret avec Nelson Mandela dans les années précédant la libération du célèbre prisonnier. C’est en effet Niël Barnard qui, au milieu des années 1980, a réussi à faire comprendre au président sud-africain P.W. Botha que la politique d’apartheid était indéfendable à long terme et que des tractations sérieuses devaient être envisagées avec le leader noir emprisonné à Robben Island.
Le signal du chef du NIS était clair : « Le temps du sang et du tonnerre était révolu et plutôt que de nous servir de nos poings, nous devions faire marcher nos cervelles ». Entre juin 1988 et février 1990 (date de la libération de Mandela), cinquante rencontres ont eu lieu entre des émissaires du gouvernement (dont le patron du NIS) et Mandela. Les discussions étaient organisées dans le nouveau site de détention du captif, une résidence cossue dans la banlieue du Cap. Pendant près de deux ans, les échanges (très constructifs) ont porté sur l’élaboration d’une nouvelle constitution permettant le partage du pouvoir avec la communauté noire, la légalisation des partis interdits qui avaient conduit la lutte de libération et la remise en liberté des membres de l’ANC (African National Congress), du parti communiste sud-africain et des autres formations entrées dans la clandestinité pour mener des opérations de guérilla. Selon l’auteur, « les échanges de Mandela avec différentes personnes à la maison Victor Vester (la résidence surveillée) furent une éclatante réussite. Ils lui permirent, non seulement, de jouer un rôle, confidentiel, pour faire avancer notre révolution secrète, mais, en outre, d’acquérir une meilleure perspective des affaires internationales et des courants sous-jacents à l’assise de son pouvoir politique ».
Le principe de la libération de Mandela se heurtait à une crainte obsessionnelle des dirigeants blancs et en particulier des militaires. Cette inquiétude reposait sur le danger communiste. En pleine guerre froide, cette angoisse s’appuyait sur un constat alarmant : l’Afrique du Sud était entourée de régimes marxistes à la solde de Moscou en Angola et au Mozambique. Ces deux pays avaient sur leur territoire d’importantes forces militaires et une quantité considérable de conseillers en provenance des pays communistes (URSS, RDA, Cuba). Ces mêmes États apportaient une aide militaire significative aux mouvements insurrectionnels noirs, notamment à l’ANC. Au vu de cette donnée, le pouvoir blanc d’Afrique du Sud se sentait menacé de l’extérieur et de l’intérieur. Le fait que Mandela ait exprimé des idées marxisantes dans sa jeunesse et que de nombreux cadres des mouvements noirs en rébellion affichaient une idéologie communiste renforçait l’angoisse du gouvernement de Pretoria qui ne voulait absolument pas entendre parler de nationalisations industrielles et minières. L’évolution de la pensée de Mandela sur ce sujet capital a cependant réconforté Niël Barnard : « … Mandela, malgré un flirt idéologique avec le communisme, n’était en aucun cas un staliniste bon teint. Au lieu de cela, il était plutôt un cryptocommuniste qui avait fait du communisme une partie de sa philosophie politique. Il était un nationaliste noir africain, fier et déterminé, qui recherchait et suscitait des amitiés et des alliés qui le soutenaient, lui et son organisation, dans leur effort pour atteindre leurs idéaux. Il croyait dans le nationalisme et soutenait que l’apartheid en privait les Noirs ». L’auteur est en revanche beaucoup moins tendre avec Winnie Mandela : « (elle) était possédée d’une passion révolutionnaire irrépressible, et ses déclarations, comme sa conduite, devenaient plus scandaleuses jour après jour. Dans le monde entier, on prit note de son discours tristement célèbre, d’avril 1986, où elle expliquait comment l’Afrique du Sud gagnerait sa liberté avec les boîtes d’allumettes et les colliers meurtriers ». L’épouse du leader noir fut d’ailleurs reconnue coupable d’enlèvement dans l’affaire de l’assassinat d’un jeune activiste de quatorze ans en décembre 1988 par des membres de son équipe de gardes du corps, plus connue sous le nom de Mandela United Football Club.
Dans son récit, Niël Barnard rend un hommage appuyé au président P. W. Botha, qui a accompagné, certes avec méfiance, le processus de négociations. Mais l’ancien patron du NIS « oublie » de mentionner le rôle déterminant de Frederik de Klerk qui succéda à Botha (affaibli par un accident cardio-vasculaire) à la tête de l’État sud-africain le 14 août 1989. C’est pourtant le dernier Président blanc d’Afrique du Sud (lauréat du Prix Nobel de la paix avec Mandela en 1993), qui donnera une nouvelle impulsion. Cet élan décisif aboutira à la fin de l’apartheid et au transfert du pouvoir aux Noirs. Cet épisode crucial dans l’Histoire de l’Afrique du Sud a mis en lumière le rôle majeur des services de renseignement dans une dynamique de diplomatie souterraine.