La Libye des Ottomans à Da’ech (1835-2016)
La Libye des Ottomans à Da’ech (1835-2016)
À l’heure où le sujet occupe de nouveau le devant de la scène médiatique, c’est une excellente initiative qu’a prise André Martel de publier une nouvelle édition très largement augmentée et remaniée de son ouvrage de référence sur la Libye, paru initialement aux PUF, il y a une vingtaine d’années. Professeur émérite, ancien président de l’Université Paul Valéry de Montpellier, initiateur des enseignements de défense et du renouveau de l’histoire militaire en France au tournant des années 1970, grand connaisseur des mondes méditerranéen et arabo-musulman, André Martel a parcouru le Maghreb et les confins saharo-sahéliens pendant toute sa carrière universitaire.
Il en a tiré une compréhension intime des sociétés tunisiennes et libyennes dont il maîtrise les codes et les enjeux. Tout l’intérêt de ce remarquable essai consiste justement à s’inscrire à la fois dans une approche historique et sociologique du temps long, mais aussi dans le temps plus court des évolutions géopolitiques et géostratégiques de la fin de la guerre froide jusqu’à l’émergence du phénomène Daech. Cette nouvelle édition publiée avec le soutien du CNRS et de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-en-Provence (Iremam) est préfacée par Olivier Pliez, directeur de recherche au CNRS et fin connaisseur de la géographie libyenne ; elle est brillamment postfacée par Jacques Frémeaux, professeur à l’université Paris IV Sorbonne et membre de l’Institut universitaire de France, qui s’impose comme l’un des meilleurs experts de l’histoire de la colonisation des mondes maghrébins.
L’ouvrage, à la fois très didactique et pédagogique, est scindé en neuf chapitres chronologiques regroupés en deux parties consacrées à la Question d’Orient (1835-1923) et à la nouvelle Question d’Orient (1924-2016). L’appareil critique (chronologie, historiographie, bibliographie commentée) est un modèle du genre, même si l’on aurait aimé davantage de cartes. Les trois derniers chapitres (Entre redressement et échecs – La fin du Raïs – L’implantation de Da’ech) représentent l’apport le plus novateur d’André Martel à l’historiographie immédiate. L’auteur revisite l’enchaînement tragique de l’histoire libyenne de ces trente dernières années, depuis les raids américains de 1986, en prenant la hauteur nécessaire pour resituer les événements dans leur contexte global (géopolitique, économique, sociologique, idéologique, religieux et même philosophique avec une réflexion critique très intéressante sur le concept de choc des civilisations). L’auteur postule que tout espace humain à la confluence de cultures diverses – ici l’espace libyen – doit être étudié dans toute sa complexité pour comprendre et évaluer ses chances d’unité et de cohésion. Il montre comment par-delà le temps, certains acteurs internationaux apparaissent au premier plan de l’histoire libyenne (Égypte, Empire ottoman, Italie, États-Unis), puis régressent sans jamais disparaître pour autant. Il démontre également les contradictions d’un pays passé de statut en statut et qui a finalement opté, au moment de son indépendance, pour le nom donné par son dernier colonisateur.
Comme le souligne Jacques Frémeaux, André Martel dépeint splendidement le projet Kadhafi d’une Libye contemporaine tout aussi utopique que destructrice (chapitres 6 et 7) qui aurait pu inspirer une tragédie antique. Yasmina Khadra s’en est chargé avec sa très fascinante Dernière nuit du Raïs (Pocket, 2016) dont la lecture complète très intelligemment celle du livre d’André Martel qui conclut lui-même sa démonstration limpide par le constat suivant : « Liquider Kadhafi ? Pour faire place à qui ou à quoi et comment ? (…) Au bout du compte, le seul véritable obstacle : constituer un gouvernement accepté par les populations de deux régions dont les leaders internationaux ignorent délibérément non seulement la différenciation millénaire mais aussi l’opposition séculaire entre une Tripolitaine phénicienne et romaine avant même d’être maghrébine et une Cyrénaïque grecque puis hellénistique rattachée au Machreq ; deux pays que l’Islam et l’arabité n’ont jamais véritablement unifiés ».
Au bilan, l’ouvrage du professeur André Martel s’impose d’emblée comme une véritable référence pour tout étudiant, chercheur ou expert institutionnel souhaitant mieux comprendre la mosaïque libyenne d’aujourd’hui et de demain. Compte tenu de sa qualité – et c’est bien la seule réserve que l’on puisse formuler – l’on ne peut que regretter que ce livre n’ait pas trouvé d’autre éditeur que L’Harmattan, les « grandes » maisons d’édition se montrant de plus en plus frileuses pour sortir des sentiers rebattus. La détermination d’André Martel à diffuser son savoir immense et son analyse englobante n’en a que plus de mérite.