Introduction–The Ambivalence of Russian Power
Introduction - L’ambivalence de la puissance russe
La crise ukrainienne constitue, à n’en pas douter, un point de césure dans l’histoire contemporaine de la Russie. L’annexion de la Crimée puis la guerre dans le Donbass ont modifié son image et son positionnement sur la scène internationale ; elles ont aussi profondément affecté ses relations extérieures, tant avec les pays occidentaux qu’avec ceux de son voisinage. Ce numéro a pour ambition d’examiner plusieurs facettes marquantes de la puissance russe afin d’en évaluer les forces et les faiblesses. Il cherche aussi, avec l’exemple russe, à faire réfléchir à « l’impuissance de la puissance » (1). Pour la Russie comme pour tout autre acteur majeur, l’affirmation de la puissance comporte des risques et peut engendrer de nouveaux défis. Ainsi, le renforcement de l’outil militaire et la quête de reconnaissance n’ont pas toujours eu les effets escomptés par Moscou.
Le « retour » de la puissance russe sur la scène internationale s’est beaucoup exprimé par la mobilisation des outils militaires, et pas seulement en Ukraine et en Syrie. Le pouvoir politique procède depuis dix ans à une modernisation et à un rééquipement de l’armée. Après la guerre en Géorgie en août 2008, il a installé des bases militaires russes dans les territoires séparatistes. Il insiste de façon récurrente sur son statut de puissance nucléaire, tandis que l’armée russe multiplie des exercices de grande envergure et des provocations militaires aux frontières des membres ou des pays amis de l’Otan. Pour le Kremlin, les instruments militaires ont vocation à amplifier le prestige international du pays. De fait, l’intervention de la Russie en Syrie l’a crédibilisée auprès de certains de ses alliés de l’Organisation du Traité de sécurité collective et a certainement permis de rééquilibrer, dans un sens moins défavorable pour elle, ses relations avec la Chine.
Cependant, la séquence militaire engagée en 2014 en Ukraine et poursuivie depuis 2015 en Syrie a éclipsé des succès peut-être moins notables mais bien réels dans d’autres domaines. Le développement des infrastructures de transport et des réseaux énergétiques a permis aux compagnies russes de renforcer leur insertion régionale et mondiale et de trouver de nouveaux marchés. L’intense activité diplomatique déployée par Moscou pour peser sur le cours des choses à l’ONU, au Moyen-Orient ou encore en Asie a porté des fruits. Pour autant, la Russie n’est pas parvenue à atténuer son manque d’attractivité. Elle n’est en effet pas considérée comme un acteur fiable et constructif par ses partenaires ou même par ses alliés, que ce soit au sein des grandes organisations internationales ou dans l’espace post-soviétique. Les attentes à son égard sont minimes, ce qui la distingue de la Chine, des États-Unis et même de l’Union européenne. Cette image contrarie sa quête de reconnaissance internationale.
Les postures de force de Moscou l’ont aussi placée face à un dilemme de sécurité assez classique (2). Sa propension au recours à la force, ses violations, en Ukraine, de plusieurs engagements internationaux fondamentaux et son inflexibilité diplomatique ont amené les pays membres de l’Union européenne à définir et à maintenir, non sans difficulté, un consensus sur la fermeté à lui opposer. La crise ukrainienne a sans doute alimenté les doutes sur la solidité de l’engagement de défense collective de l’Otan (article V) – ce qui est l’un des objectifs de Moscou, actuellement servi par les incertitudes portant sur les intentions de l’Administration Trump pour l’Europe. Mais elle a aussi provoqué des réactions en chaîne. L’Alliance atlantique renforce, certes de façon mesurée, ses dispositifs de défense sur le flanc Est. Les pays nordiques cherchent à se rapprocher de l’Otan, intégrant les coopérations avec elle comme un élément important de leur politique de défense. Les alliés de la Russie – le Bélarus, l’Arménie, le Kazakhstan – s’inquiètent de ses actions coercitives et de son militarisme, activement cultivé par les autorités au sein de la société russe. Doutant qui de sa capacité à respecter leur souveraineté, qui de sa volonté de leur porter secours en cas d’atteinte à leur sécurité, ils cherchent à prendre une certaine distance à l’égard de Moscou et à diversifier leurs options de politique étrangère.
Face à ce dilemme de sécurité, la Russie se trouve contrainte par des problèmes internes. Les efforts entrepris pour asseoir la puissance russe et en renouveler les sources se heurtent à des blocages persistants. Les industries de défense et les programmes de réarmement pâtissent de la gestion administrée, du manque de compétitivité et de la corruption, qui risquent de compromettre les succès de la Russie sur le marché mondial de l’armement. S’ils sont aggravés par les sanctions occidentales et la récession économique, de nombreux retards technologiques résultent en réalité de problèmes structurels préexistants à la crise ukrainienne. Ils sont patents dans certains domaines de pointe comme le spatial et le cyber qui souffrent, de surcroît, de la fuite des cerveaux. L’absence de culture d’innovation, les pesanteurs des anciens réseaux et l’inertie des bureaucraties obèrent, ou obéreront à plus ou moins brève échéance, le dynamisme économique du pays et par voie de conséquence son rayonnement international.
Ces vulnérabilités invitent à des questionnements sur l’évolution possible du régime et sa capacité à se régénérer. Parviendra-t-il à se pérenniser et à assurer la stabilité politique et le développement économique de ce pays-continent ? La situation de non-droit en Tchétchénie (un effet parmi d’autres de l’hyperpersonnalisation du régime) et la propagation de l’islamisme radical présagent des jours difficiles. L’État russe est-il bien armé pour y faire face ? Ainsi, la Russie est sans doute moins solide qu’il n’y paraît de prime abord. Ses difficultés sur le plan intérieur laissent à penser que les démonstrations militaires auxquelles elle se livre sont peut-être aussi le signe d’une incertitude quant à la force réelle de son appareil de puissance dans un environnement international volatil.
Les articles réunis dans ce numéro spécial et les ouvrages recensés en fin de volume se veulent un témoignage (non exhaustif) de la richesse et de la variété de l’expertise française sur la Russie. Ils attestent aussi la féminisation croissante des études stratégiques en France, ce dont on ne peut que se réjouir. ♦
(1) Bertrand Badie : L’Impuissance de la puissance. Essai sur les nouvelles relations internationales ; Paris, Fayard, 2004.
(2) Le dilemme de sécurité est un concept apparu au début des années 1950 pour désigner un phénomène récurrent des relations internationales : inquiet pour sa sécurité, un État accroît sa puissance militaire, ce qui est perçu comme une menace par l’État contre lequel il entend se protéger et ce qui l’incite à renforcer à son tour ses moyens et sa présence militaire. Il contribue ainsi à augmenter le niveau d’insécurité globale et donc à amoindrir sa propre sécurité.