Russie - Les enjeux du retour au Moyen-Orient
Russie - Les enjeux du retour au Moyen-Orient
Le déclenchement des printemps arabes avait incité certains commentateurs trop pressés à annoncer l’éviction de la Russie du Moyen-Orient : la disparition des régimes autoritaires « amis » était censée porter un coup fatal à une présence russe qui ne tenait qu’aux restes d’un héritage soviétique déjà très affaibli. La suite des événements a montré qu’il s’agissait pour le moins d’une erreur d’appréciation : la spectaculaire intervention de la Russie en Syrie, accompagnée d’un activisme diplomatique tous azimuts dans la région, marque au contraire un véritable retour de Moscou au Moyen-Orient.
Ce paradoxe apparent nécessitait une analyse qui revienne sur les ressorts profonds de la politique russe au Levant. C’est chose faite avec cet essai d’Igor Delanoë, chercheur spécialiste de la politique russe en Méditerranée et directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe basé à Moscou.
Inscrivant son analyse dans le temps long, Igor Delanoë nous rappelle les fondements historiques de l’action de la Russie dans la région. On notera à cet égard le lien intéressant entre la possession de la Crimée par la Russie et son implication au Moyen-Orient : l’Empire des Tsars accroît sa présence au Levant à partir de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, ce qui correspond à la conquête de la Crimée aux dépens de l’Empire ottoman. La guerre de Crimée (1853-1856) est déclenchée suite à un différend franco-russe au sujet des Lieux saints. Enfin, le « rattachement » de la Crimée en 2014 précède de peu l’intervention russe en Syrie… Ces continuités historiques justifient pleinement l’attention prêtée par l’auteur à la politique moyen-orientale de l’URSS. Igor Delanoë nous rappelle l’importance de l’investissement soviétique au Moyen-Orient dans les années 1960 et 1970. Cet activisme, qui comportait un important volet militaire, a eu des résultats mitigés, notamment dans le cas de l’Égypte : malgré l’ampleur de l’aide soviétique et le caractère décisif de l’intervention de Moscou lors de la guerre israélo-arabe de 1973, Le Caire se détournera de l’Union soviétique dès le milieu des années 1970. Cette déconvenue conduira Moscou à se tourner vers la Syrie, qui s’avérera être un allié beaucoup plus constant.
La nouvelle Russie entreprend de reformuler sa politique moyen-orientale en tenant compte à la fois de ses moyens limités et des erreurs de l’URSS. Le Kremlin adopte une ligne pragmatique que l’auteur désigne par l’expression d’« économisation de la politique étrangère russe ». Il s’agit en effet pour Moscou de passer d’une politique dispendieuse d’aide tous azimuts telle que l’URSS l’avait pratiquée à des relations économiques profitables, qui s’appuient sur les atouts traditionnels de la Russie sur les marchés extérieurs : les exportations d’hydrocarbures (notamment vers la Turquie), les livraisons d’armements (Syrie, Irak, Égypte, Iran…) ainsi que la coopération dans le nucléaire civil (Iran, Turquie…). Mais le Moyen-Orient, malgré une croissance réelle des échanges, ne représente qu’environ 7 % du commerce extérieur russe. Parmi les quatre premiers partenaires, on trouve la Turquie (de loin le plus important), l’Égypte, Israël et l’Iran. Les échanges avec les pays arabes sont peu développés malgré une diversification au profit des pays du Golfe, qui restent cependant sous-représentés compte tenu de leur poids économique.
L’auteur se penche ensuite sur la position de Moscou face aux crises et conflits qui affectent le Moyen-Orient. À l’instar des capitales occidentales, la Russie a été prise au dépourvu par les printemps arabes. Elle a cependant très tôt regardé avec suspicion des changements de régime qui lui rappelaient fortement les « révolutions de couleur » dans l’espace post-soviétique. L’opération militaire occidentale en Libye, qui s’est soldée par le lynchage de Mouammar Kadhafi, a été particulièrement mal vécue à Moscou. Le Kremlin a dès lors décidé qu’il ferait tout pour empêcher que ce scénario d’ingérence occidentale sous couvert de l’ONU ne se reproduise. C’est l’un des ressorts essentiels de son intervention en Syrie même si les objectifs du Kremlin sont loin de se limiter à cette dimension. Il s’agit aussi pour le Kremlin de prouver à tous les acteurs au Moyen-Orient qu’il a les moyens et l’ambition de venir en aide à ses alliés. Et bien que ces moyens soient relativement limités, Moscou est parvenu à modifier l’équilibre des forces sur un champ de bataille situé en dehors de l’espace post-soviétique, ce qui est bel et bien une illustration du retour russe au Moyen-Orient et plus largement sur la scène internationale. Le conflit syrien permet par ailleurs à la Russie de mettre en avant les capacités opérationnelles de ses armements parmi les plus récents. Mais par son intervention en Syrie, le Kremlin devient également un « acteur de la sécurité au Moyen-Orient », ce qui l’oblige à un jeu complexe – à la limite de l’équilibrisme – entre rapprochement avec l’Iran, relation privilégiée avec Israël, dialogue musclé avec la Turquie d’Erdogan et recherche de convergences avec les monarchies du Golfe. La lecture de l’ouvrage d’Igor Delanoë est donc particulièrement bienvenue pour qui veut mieux comprendre les ressorts de cette politique russe au Moyen-Orient, politique qui s’inscrit dans la durée et participe de recompositions géopolitiques ayant un impact direct sur la sécurité de la France et du continent européen. ♦