La Russie - Entre peurs et défis
La Russie - Entre peurs et défis
Après l’annexion de la Crimée et sur fond de conflit dans le Donbass, le mot « menace » revient fréquemment dans le discours de pays membres de l’Otan, y compris les États-Unis, pour désigner la Russie, qui, ces dernières années, ne ménage ni son effort ni ses effets dans le domaine militaire : la « Russie dérange et ses actions font peur » (p. 10). Certains États européens ajustent leur posture de défense en fonction, l’Otan renforce ses dispositifs militaires sur le flanc Est…
Aussi, ce qui attire d’emblée l’attention dans l’ouvrage de Marlène Laruelle et Jean Radvanyi est le fait que ces deux spécialistes français de la Russie expliquent d’emblée que cette dernière a peur elle aussi. Que les Russes ont peur (à cet égard, l’ouvrage s’appuie sur l’étude de nombreux sondages d’opinion qui livre un état d’esprit précis et complexe de la population russe). Il apparaît, au terme de la lecture de ce riche travail, que si les pouvoirs politiques instrumentalisent volontiers cette peur en vue de consolider et de pérenniser le régime, ils la partagent – même si évidemment, l’image de force qu’ils projettent sur la scène internationale masque ce fait.
Loin des grilles de lecture schématiques et automatiques, cette étude très complète, à l’écriture précise et dense, revient de manière approfondie sur les facteurs – anciens, récents ; connus, moins connus – de cette peur qui alimente la « relation paranoïaque au monde » (p. 7) de la Russie. Elle décrit avec rigueur les rapports entre cette peur et la conscience aiguë qu’ont les Russes des vulnérabilités indéniables de leur pays. Ils le savent « malade de son espace », dont l’immensité apparaît autant comme un handicap que comme un atout, d’autant que la faiblesse des réseaux de communication et des infrastructures de transport ne permet pas d’en assurer pleinement l’unité et la cohérence (p. 25). Ils en connaissent la fragilité démographique, qui les confronte à « la peur de disparaître » (p. 40), ainsi que les nombreuses oppositions et fragmentations internes – politiques, économiques, sociales, régionales, culturelles, ethniques. Ils en perçoivent la « crise identitaire » (p. 30) dans ses multiples facettes. L’ouvrage montre aussi comment la Russie doit s’ajuster au fait de devenir une terre de migrations, ce pour quoi elle ne semble pas être dotée de toutes les prédispositions sociales et politiques requises.
Une conséquence de cet inconfort interne réside dans le malaise que retire la Russie du fait de se trouver « intensément globalisée » (p. 8, p. 120) dans un contexte où ses atouts sont assez fragiles, ce dont témoigne sa dépendance à l’égard des marchés extérieurs (exportation des ressources naturelles, importation de biens à valeur ajoutée technologique ; p. 7). Le chapitre 5 décrit les conditions dans lesquelles le pays a évolué dans son organisation économique sans parvenir à dépasser son « retard de développement » ou les « défauts structurels qui handicapent sa croissance » (p. 141). Il pose la question de la mesure dans laquelle les problèmes économiques récurrents ne risquent pas, à plus ou moins brève échéance, de compromettre la manière plutôt efficace dont le pouvoir russe, sous l’égide de Vladimir Poutine, a réorganisé sa relation avec la société, notamment au travers d’un « tournant conservateur » (p. 96 et suiv.) et autoritaire, y compris dans l’économie.
Les réponses du pouvoir politique à ce malaise sont-elles toujours pertinentes ? Les auteurs suggèrent une réponse négative. Ils rappellent l’intérêt que présente, pour le pouvoir, l’instrumentalisation de la méfiance de la société russe à l’égard du monde extérieur, en particulier les pays occidentaux. Ils pointent l’excès de centralisation et la faible autonomie laissée aux régions (p. 27 et suiv.). Ils évoquent « l’exercice systématique [de la] violence d’État » (p. 78), dont l’observateur extérieur peut se demander quand il deviendra contre-productif pour le pouvoir en place. La place que l’État a accaparée dans l’économie ne semble pas lui apporter beaucoup en termes d’efficacité et d’attractivité (chapitre 5), l’ouvrage soulignant les limites de « la modernisation par décret » (p. 132) – une expression parlante quant aux pesanteurs de l’économie russe qui demeure largement soumise à une gestion administrée.
Le travail de Jean Radvanyi et de Marlène Laruelle propose aussi des pistes de réflexion pour comprendre l’influence qu’ont eue, sur l’enracinement des « complexes » russes, les évolutions de la scène mondiale – insistant à juste titre sur la vanité qu’il y a à séparer, comme le font certains, l’évolution interne de l’environnement international (surtout dans un pays qui prête une certaine attention à l’image que l’on renvoie de lui ailleurs). Les auteurs insistent en particulier sur une certaine complaisance marquée par les pays occidentaux face au durcissement du pouvoir russe sous Boris Eltsine à l’occasion de son « bras de fer » avec le Parlement en 1993 (p. 82) et de l’élection présidentielle de 1996, aux modalités discutables (p. 83). De quoi affecter la crédibilité de ces mêmes États lorsqu’ils reprochent les manquements à la pratique démocratique de la Russie sous Poutine. L’ouvrage revient aussi sur les raisons et les conséquences de « la défiance absolue qu’éprouve désormais le Kremlin envers la politique américaine » (p. 147), facteur structurant de sa politique étrangère. Il accorde d’ailleurs un certain crédit aux analyses selon lesquelles Washington aurait mené une politique articulée de roll back de l’influence de Moscou dans l’ex-URSS et une politique d’influence en Russie même, suivant les divers leviers connus du soft power américain (chapitre 6). L’échec global de la Russie à asseoir son rayonnement auprès des républiques ex-soviétiques, décrit dans le chapitre 6, a certainement un impact négatif sur l’image qu’elle a d’elle-même, compte tenu de la densité du parcours historique commun d’une part, de la priorisation dont cette dimension a fait l’objet dans la diplomatie russe depuis 1993. Cela peut contribuer à la posture défensive dans laquelle la Russie se présente au monde.
Enfin, l’ouvrage offre un utile décryptage des discours et des concepts mobilisés par les autorités russes pour se situer par rapport à la société russe et au monde, notamment au travers des vecteurs d’influence qu’elles déploient activement dans l’étranger proche et lointain. Il montre qu’il est abusif de prétendre distinguer une véritable doctrine qui serait poussée de manière systématique par le pouvoir politique. Au-delà, bien sûr, d’un certain nombre de grandes visions et de principes fondamentaux (décrits p. 194 et suiv.), il existe bel et bien une instabilité voulue dans le choix des concepts et idées mobilisés par les officiels russes, qui puisent au gré des circonstances dans le bagage philosophique, historique et spirituel national, permettant une fluidité opportun(ist)e du discours officiel au gré des circonstances internes et internationales. Cette « flexibilité » rend vains les efforts de « caractérisation idéologique du régime » (p. 194). Elle contribue, aussi, à rendre difficile de « lire » la Russie dans un contexte de chamboulement de l’espace européen propice aux réactions émotionnelles de part et d’autre, en même temps qu’elle réduit considérablement le crédit des analyses qui décrivent le pouvoir et la société russes comme emprisonnés dans des visions anciennes et figées de soi et du monde alors que leur avenir sera (comme il l’a été depuis la fin de la guerre froide) « en grande partie [façonné] par les évolutions simultanées des autres grands acteurs internationaux » (p. 215).
En ces temps où se pose de nouveau la question de la redéfinition des relations entre l’Europe et la Russie, cet ouvrage apporte sans aucun doute un éclairage indispensable à recommander à tous les lecteurs désireux de comprendre. ♦