Russie, réformes et dictatures - 1953- 2016
Russie, réformes et dictatures - 1953- 2016
Maître de conférences à l’université de Lille, historien et traducteur, spécialiste de l’histoire russe, Andreï Kozovoï brosse un vaste panorama de l’histoire de la Russie, de la mort de Staline à nos jours, et fait le lien entre l’Union soviétique et la « nouvelle Russie ». L’ouvrage nous entraîne dans les pas de Khrouchtchev, Brejnev, Andropov, Tchernenko, Gorbatchev, Eltsine, Poutine (première présidence), Medvedev et Poutine (seconde présidence). L’un de ses intérêts, est qu’en plus d’une description des événements clefs de chacune de ces époques, il fournit une riche anthologie de textes, souvenirs de témoins, comme celui du journaliste Vladimir Pozner, né d’une mère française, sur les funérailles de Staline. On y trouve des extraits des discussions de Khrouchtchev et Kennedy à Vienne le 4 juin 1961 ou la lettre à Castro du 28 octobre après la crise des missiles.
Les nombreux éléments que l’auteur livre n’ont pas qu’un seul intérêt historique. Il en est ainsi des dessous de l’intervention soviétique en Afghanistan, à l’origine du djihadisme actuel. La période brejnévienne fut marquée en Ukraine par un renforcement de la russification : l’ukrainien n’est même plus une matière obligatoire dans les écoles russophones, ce qui peut contribuer à expliquer certaines rancœurs actuelles. Après les intermèdes d’Andropov, incubateur de la Perestroïka et de Tchernenko vint Gorbatchev, perçu au début comme un homme providentiel.
La période Eltsine (1992-1999) est aussi controversée, car elle est associée à la thérapie de choc et à l’assaut lancé sur le Parlement en octobre 1993 tout en donnant naissance aux oligarques. On lira avec émotion le discours d’adieux du 31 décembre 1999, rare exercice d’autocritique lucide et de repentance. Les deux, bientôt trois, présidences de Vladimir Poutine et l’intermède de Dimitri Medvedev (2008-2012) occupent près d’un tiers de l’ouvrage. On saisit mieux comment la personnalité de Vladimir Poutine s’est peu à peu façonnée. Il fut tour à tour à l’école du KGB, puis de Sobtchak, de Eltsine, de Primakov, attendant son heure. Les principales étapes de ses mandats, sont passées en revue, avec la même richesse documentaire variée et originale. On assiste à la montée en puissance d’un homme et d’un système, qui s’appuient sur l’histoire russe.
On découvre chemin faisant d’intéressants témoignages, comme celui de George Bush, mais aussi des échanges « musclés » avec les oligarques, des éclairages sur les campagnes de protestation de 2011-2012, l’annexion de la Crimée, les événements ukrainiens et même la guerre en Syrie. Et de conclure : « En dépit de nombreux symptômes qui tendent à montrer que la mue du régime en dictature est bien avancée, Vladimir Poutine est certainement loin d’avoir dit son dernier mot ». D’une part, le président russe demeure réellement populaire. En mars 2016, il bénéficie de 82 % d’opinions favorables, contre 89 % en juin 2015 : cette baisse qu’on impute essentiellement à la dégradation de la situation économique et sociale apparaît tout à fait négligeable. Sondés récemment par l’Institut Levada, 65 % des Russes ont déclaré vouloir son retour pour la quatrième fois en 2018.
Andreï Kozovoï cherche à démontrer comment le président Poutine rassemble les éléments les plus glorieux de l’histoire russe pour étendre son emprise sur la société. Depuis son accession au pouvoir, il fait fréquemment référence aux années Eltsine, à l’époque soviétique, mais aussi à la période impériale et tsariste, jusqu’à la Rus’ de Kiev. Ces références ont pris en Russie une telle ampleur et jouent un rôle si important que l’auteur de ce livre qualifie le régime russe de « démocratie » et l’État russe d’« État-mémoire ». Selon Andreï Kozovoï, la « démocratie » en Russie vise à la réconciliation nationale autour d’un passé commun qu’il s’agit de célébrer.
En ouverture du livre, il cite cette intéressante réflexion de Poutine, exprimée, le 21 janvier 2016, en clôture d’une réunion du Conseil présidentiel pour la science et l’éducation. S’appuyant sur une citation de Boris Pasternak selon laquelle Lénine a orienté le cours des idées, et donc le cours du pays », le Président russe répliqua : « Diriger le cours des idées est juste ; il faut simplement que cela amène à de bons résultats, et pas comme chez Vladimir Ilitch (Lénine). Parce que son idée a fini par provoquer la disparition de l’Union soviétique. Il y avait beaucoup d’idées à cette époque, sur l’autonomie (c’est-à-dire l’idée de fédération soviétique), etc. Ils (les bolcheviks) ont placé une bombe atomique sous le piédestal de la Russie, et cette bombe a fini par exploser ».
À travers cette citation, on comprend que la Russie d’aujourd’hui ne soit pas prête de célébrer avec faste la « glorieuse révolution d’octobre ». On peut s’interroger, écrit Andreï Kozovoï sur le paradoxe d’un Président qui critique Lénine alors que celui-ci a été l’architecte de l’URSS dont il a lui-même qualifié la disparition de « plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle ». Plus globalement, il est frappant de voir un Président qui, hors d’un contexte approprié, se fait historien, qui plus est historien des idées, prêtant à celles-ci une influence considérable. ♦