Joukov - L’homme qui a vaincu Hitler
Joukov - L’homme qui a vaincu Hitler
Cet ouvrage comble une lacune importante, celle d’une biographie en langue française d’un des plus importants acteurs de la Seconde Guerre mondiale et de la victoire soviétique. Cette rareté s’explique sans doute par des raisons d’ordre politique. Le camp occidental n’a peut-être pas eu intérêt à rendre sa part à la contribution soviétique à l’effort de guerre, qui fut évidemment décisive (on estime généralement que près de 70 % de la Wehrmacht ont disparu sur le Front de l’Est).
Quant au camp communiste, il a entretenu des rapports ambivalents, dont témoignent d’ailleurs les disgrâces successives de Joukov, avec les militaires, dont on a bien conscience de l’importance, mais que l’on ne veut pas porter trop en avant, les dirigeants civils prévalant sur le militaire lui-même. Joukov rédigera, dans un contexte de disgrâce, des mémoires qui sont à la fois une irremplaçable mine d’informations et une formidable source de confusions, celles-ci ayant été soumises à une sévère censure des autorités soviétiques et à celle d’un auteur qui s’est toujours donné le beau rôle. Jean Lopez, Lasha Otkhmezuri vont s’attacher à démêler le vrai du faux, la mystification de l’authenticité.
Cette biographie pourrait se lire d’une seule traite tant le style est entraînant. Il s’agit d’une œuvre d’ampleur, faite par des spécialistes de l’histoire militaire soviétique. Paradoxalement, sur l’homme Joukov, on en apprend assez peu, sans doute parce qu’il y en a peu à savoir. L’homme est un concentré d’énergie, de volonté, de brutalité, qui s’épanche peu. D’où un portrait psychologique assez frustre, assez sommaire finalement. L’intérêt de l’ouvrage est donc ailleurs. Ce qui est intéressant, c’est de suivre le parcours de cet homme. Né dans une famille de la paysannerie aisée, engagé dans l’armée tsariste, il sortira du rang dans l’armée « des ouvriers et des paysans », et se verra propulsé vers les sommets de la hiérarchie militaire, puis vers ceux du pouvoir politique, dans un contexte tout à fait particulier, celui du communisme soviétique dans sa version stalinienne. Il est donc passionnant de découvrir comment Joukov émerge et quels sont les facteurs dont dépendra sa survie (militaire, politique et… physique). Se mêlent ici d’indéniables compétences, une bonne dose de machiavélisme (la description des rapports entre les militaires et les civils donnant lieu, dans l’ouvrage, à de réjouissantes descriptions…) et aussi une part de chance (Joukov est passé visiblement très près des purges staliniennes qui détruisent la faible architecture militaire soviétique d’avant-guerre et qui décimeront les cadres de l’Armée rouge peu de temps avant l’offensive allemande de 1941).
Un autre des nombreux intérêts de l’ouvrage est de montrer comment ce militaire assez exceptionnel est traité par le pouvoir soviétique : encensé, porté aux nues parfois, mais objet de méfiance puisque le chef de guerre peut devenir dangereux, dans la mesure où il est à la tête d’un outil dont la puissance est à la fois la garantie de la survie du régime et une source de crainte – celle de voir émerger un nouveau Bonaparte.
L’ouvrage met également en perspective l’importance des variables non militaires dans les choix tactiques et stratégiques. Joukov a été à la tête d’un matériau très particulier, un matériau humain sur lequel il a une prise considérable, ultime, celle d’envoyer à la mort ses composantes. Naturellement, lorsque l’exposition est motivée par des analyses rationnelles, liées aux nécessités militaires, les choses apparaissent dans leur ordre. Mais tel n’est pas toujours le cas : la pression du pouvoir politique (il ne faut pas oublier que Staline, chef d’État et chef de guerre, exerce un contrôle sur l’armée, ce qui signifie que le pouvoir militaire doit tenter, quand c’est possible, de résister à des demandes aberrantes), le désir de gloire poussent à des décisions qui se traduisent par des dizaines de milliers de tués. Joukov se révèle ainsi particulièrement mal inspiré à Seelow, au mois d’avril 1945, alors que la prise de Berlin est toute proche. Dans ce cas, c’est la mise sous pression du Maréchal par Staline, jouant de la rivalité savamment orchestrée avec Koniev, qui se traduit par des dizaines de milliers de morts soviétiques qui auraient pu être sans doute évitées (on estime à environ 500 000 hommes les pertes soviétiques entre le 1er janvier et le 8 mai 1945).
Comme cela a été déjà souligné, l’ouvrage se caractérise par sa très grande ampleur. Évidemment, les pages consacrées à la Seconde Guerre mondiale sont les plus nombreuses. Il ne saurait être question de les synthétiser. On suit ici Joukov entièrement par ses actions et leur inscription dans le cadre plus vaste de la guerre dans son ensemble. Il s’agit d’ailleurs d’un tableau plus large que la description des actions de Joukov. Le personnage s’y perd un peu parfois, et l’œuvre devient une fresque des milieux politiques et militaires soviétiques puis, la guerre venue, du front de l’Est dans son ensemble. La contribution, souvent décisive, de Joukov sur certains théâtres d’opération, tels, en Mongolie (bataille de Khalkhin Gol face aux Japonais en 1939), devant Moscou, Stalingrad, la prise de Berlin, est analysée avec une particulière attention. Et c’est finalement la plus grande réussite de l’ouvrage, celle d’ouvrir le profane au fonctionnement de l’Armée soviétique, de l’envisager avec ses formidables forces (réserves humaines, doctrine militaire de pointe – le fameux art opératif) et ses stupéfiantes faiblesses, qui conduisent à un gâchis humain parfois sidérant et qui ont failli coûter à l’Union soviétique son existence. Ici, la leçon n’est pas que militaire, elle est aussi hautement politique, en ce qu’elle décrit de l’intérieur le fonctionnement d’un régime totalitaire dans ses rapports ambivalents, parfois pervers, à l’Armée. C’est ainsi que les pages sur l’après-guerre, en particulier celles consacrées aux années Khrouchtchev puis Brejnev, s’avèrent particulièrement intéressantes car elles éclairent les difficultés du pouvoir soviétique à digérer les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, le pouvoir oscillant entre la promotion et l’exploitation politique des vainqueurs (Joukov est nommé ministre de la Défense) et la mise sous tutelle de personnes dont l’aura est trop grande. En même temps, les auteurs n’oublient pas d’aborder les conditions matérielles et humaines qui prévalaient en Russie de la fin du régime tsariste au début des années 1970.
C’est ainsi une magistrale fresque que nous offrent dans un style alerte et parfait Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri. Ouvrage particulièrement riche, doté d’un appareil de notes conforme aux plus exigeantes règles académiques, oscillant habilement entre le global et l’anecdote, écrit par des auteurs possédés par leur sujet et qui, férus d’histoire militaire, en maîtrisent parfaitement l’arrière-plan, c’est-à-dire les aspects stratégiques et politiques. ♦
* NDLR : recension initialement publiée dans l’Annuaire français de relations internationales, Centre Thucydide, Université Panthéon-Assas, 2015, p. 933-935.