Depuis des décennies, le porte-avions a démontré sa pertinence dans les opérations, en étant à la fois un outil tactique efficace, mais aussi un instrument stratégique indispensable pour soutenir une politique étrangère crédible face à des adversaires potentiels.
Les porte-avions en débat
The Debate on Aircraft Carriers
The aircraft carrier has for decades demonstrated its value in operations. It is an effective tactical tool and also an essential strategic instrument for upholding a credible foreign policy with regard to potential adversaries.
Les porte-avions, éminents outils politiques sont des objets de fascination du grand public et des spécialistes. Spectaculaires objets de questions, ils sont soutenus par les uns, attaqués par les autres, dans des dialogues souvent passionnés. L’expérience montre que beaucoup d’incompréhensions les entourent.
Ils se sont véritablement développés entre les deux guerres mondiales, et c’est lors de la Seconde qu’ils ont démontré toute leur efficacité opérationnelle, dans les deux aspects de leurs fonctions, la bataille navale et le soutien des opérations à terre, comme ce fut le cas dans le Pacifique ou lors de débarquements.
En France, leur développement se heurta à une opinion pacifiste, lassée des conflits meurtriers, hostile aux grosses unités et encore influencée par les désastreuses théories de la Jeune école de l’Amiral Aube ; ce ministre de la Marine était partisan d’une flotte à base de nombreuses petites unités. Cette théorie est récurrente tant dans la Marine que dans les autres armées : on la retrouve dans l’Essai sur la non-bataille (1975) de Guy Brossollet, jeeps contre chars lourds, ou dans les idées sur les mesures actives de sûreté aérienne (MASA), hélicoptères contre Rafale. La raison revint à temps pour permettre de construire des unités navales capables de mener la bataille et d’escorter les indispensables convois de renforts et de ravitaillement de la Première Guerre mondiale.
Des hommes virent très tôt l’intérêt du porte-avions mais suscitèrent à chaque fois des oppositions systématiques. Clément Ader, dans son ouvrage L’Aviation militaire paru en 1909, en décrit le concept, tandis que, dès 1910, un article anonyme paru dans la Vie maritime parlait d’abominable plaisanterie. Alors que l’ingénieur du génie maritime Camille Rougeron défendait l’avion marin, en 1930, l’illustrateur Marcel Jeanjean, bien connu des milieux aéronautiques se voulait plus précis dans ses attaques dans son ouvrage L’Aviation : « Sans doute, dans un avenir assez proche, la formule du porte-avions sera-t-elle abandonnée au bénéfice d’une autre plus raisonnable et plus efficace que nous connaissons déjà : le croiseur aérien. » Périodiquement, généralement lors des périodes de choix budgétaires, des articles paraissent pour dénier leur utilité, alors que ceux qui relatent les opérations les défendent, Franz-Olivier Giesbert dans un éditorial du Figaro : « Avec Saddam Hussein, il faut toujours négocier avec des porte-avions au large, pas avec des bons sentiments. », ou encore Henry Kissinger, l’ancien secrétaire d’État du président Nixon : « Dans les crises dont j’ai eu à m’occuper, l’emploi des porte-avions s’est révélé presqu’invariablement décisif. »
Les détracteurs du porte-avions défendent partout dans le monde l’idée du croiseur aérien, de l’avion à tout faire cher au général italien Douhet (1869-1930), capable de régler les différends tout seul dans le monde entier et sans contrainte de survol, dans l’esprit de la campagne israélienne au Liban en 2006 qui conduisit à une impasse. C’est ce rêve qui leur a fait refuser le bombardement de précision à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, le bombardement en piqué. C’est à cause de cette erreur stratégique que furent rasées les belles villes françaises mais aussi Dresde, Hambourg et tant d’autres. À l’issue du conflit, l’analyse des opérations aériennes montra que les pilotes de l’US Navy avaient abattu pendant la guerre 15 000 avions avec un rendement quatre fois supérieur à celui de l’Air Force. Le Hellcat, avion de porte-avions sortit grand vainqueur de la guerre avec 3 518 victoires à son actif alors qu’à Midway, les B-17 basés à terre furent dans l’incapacité de couler un bâtiment japonais. Dans cette même période, la confiscation par Göring des moyens aériens fit perdre la bataille de l’Atlantique aux Ü-Boote en les privant de couverture aérienne. Les avions de l’aéronavale japonaise coulèrent les deux cuirassés américains à Pearl Harbor et la majorité des porte-avions disparus pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les conclusions furent tirées par les historiens et les responsables. Comme l’écrit Anthony Beevor dans son Histoire de la Seconde Guerre mondiale, « les généraux de l’USAAF furent forcés de reconnaître que le concept de forteresse volante lourdement armée, auquel ils s’étaient accrochés pendant trop longtemps était profondément erroné », et comme Churchill le confessa également vis-à-vis de la Royal Air Force.
Les porte-avions coûtent un certain prix qu’il faut relativiser en le comparant aux autres investissements de la nation et aux coûts de fonctionnement en leur absence. Si les budgets de chaque armée sont aujourd’hui très homothétiques, ce n’était pas le cas par le passé où la priorité était accordée à telle ou telle armée en fonction des besoins et des menaces, ce qui fit déclarer au ministre de la Marine, après la guerre de 1870, à la tribune de l’Assemblée, « la Marine doit se sacrifier sur l’autel de la patrie ».
Il n’a jamais été envisagé d’utiliser les porte-avions français dans une perspective de guerre navale, mais dans le soutien, des opérations terrestres, des convois de l’Otan ou dans la projection de puissance de la mer vers la terre. Dès lors que les difficultés liées à l’empreinte au sol et au survol, ou la vulnérabilité d’un site fixe à terre compliquent la situation, leur rôle devient indispensable : leur mobilité permet une certaine ubiquité, ils peuvent se déplacer de plus de 400 kilomètres en une nuit, leur résistance aux agressions et leurs défenses leur permettent de s’approcher de la zone d’action pour la connaître et la contrôler tout en rendant périlleux à
l’ennemi une attaque directe. Cette proximité qui contourne les obstacles et trouve le coin des cuirasses est particulièrement importante pour la crédibilité de la mission de dissuasion par missiles aéroportés.
Lors des nombreuses opérations conduites par les porte-avions français, les témoignages des troupes soutenues se passent de commentaires, le colonel de Castries à Diên Biên Phu, « chapeau à l’aéronavale » ; le général Navarre, « des trois armées, seule la Marine sut faire face à ses obligations, moins onéreuses il est vrai, que celles des autres. L’effort fait par elle, au cours de la bataille de Diên Biên Phu, dépassa même ce qui lui avait été demandé, mais fut trop tardif pour donner des résultats importants » (L’Agonie de l’Indochine) ; le colonel Chateau-Jobert à Suez, « sans vos Corsair je n’aurais pas pu tenir » ; le général Cann au Liban, « mes parachutistes et moi vous exprimons notre reconnaissance. Vous demandons de transmettre à votre état-major, au commandant, à l’équipage et surtout à vos vaillants pilotes, notre fierté et gratitude pour avoir vengé les 58 martyrs de Drakkar » ; le général Morillon, « quand le Clemenceau est arrivé en février, j’étais à Srebrenica et de savoir que le porte-avions était au large, prêt à lancer des missions de rétorsion, m’a bien aidé dans mes négociations avec les Serbes. Leur chef, le général Mladic, le savait également, il me l’a dit » ; jusqu’au président américain George W. Bush qui se félicite de l’engagement de la France, citant, « notre fidèle alliée, la France, qui a déployé un quart de sa marine de guerre dans l’opération Enduring Freedom ».
Pour que les colonels continuent à tirer bas leur képi, le groupe aérien du porte-avions doit pouvoir opérer en permanence, il lui faut donc deux plateformes pour la tenir car, comme tout équipement, le porte-avions a des périodes d’indisponibilité. Deux porte-avions, ce n’est pas pour deux groupes aériens mais pour un seul, en permanence.
Les militaires sont souvent accusés d’être en retard d’une guerre. À l’heure où l’attention se focalise sur le terrorisme et la bande sahélo-saharienne, la mondialisation et la montée de la Chine ouvrent de nouvelles et dangereuses perspectives stratégiques, et lancent un défi aux nations maritimes. Si le détenteur du deuxième espace maritime, si l’Europe qui possède le premier, ne veulent pas se soumettre à l’hégémonie de l’Empire du Milieu, il faut réorienter la stratégie, résister à la remise en cause en mer de Chine méridionale du droit de la mer, mais surtout contrôler les flux vitaux d’information, de subversion et de commerce maritimes.
Les armées ont besoin d’unité pour convaincre, leurs chefs mènent des combats difficiles. Quelle que soit la couleur de leur uniforme, les hommes se dépensent au service de la France. Les « sages », qui ont troqué leur casquette d’uniforme contre une à carreaux, doivent y contribuer. ♦