Military History–Sarajevo 1995–General Bachelet
Histoire militaire – Sarajevo 1995 - Général Bachelet
Plus de vingt ans après les faits, le général d’armée Bachelet, bien connu des lecteurs de la Revue Défense Nationale a pris la plume pour porter témoignage de son commandement du secteur de Sarajevo (1), exercé au cours du second semestre 1995. Il s’agit d’un récit de première main, captivant, très riche et d’un style enlevé d’un indiscutable succès des armes de la France, puisque c’est sous son commandement que le siège de cette ville emblématique a été levé.
Avec la hauteur de vue qui le caractérise, et qui lui est reconnue, l’auteur dépasse le simple récit chronologique de son action, exercice déjà fort riche et intéressant par lui-même, pour, s’appuyant sur cette expérience, amorcer une profonde, utile et nécessaire réflexion, en posant des questions pérennes qui touchent autant aux fondements de la crise balkanique elle-même, qu’au contexte diplomatique et international en Europe ou aux conditions de l’exercice du commandement dans un contexte multinational et à la conception et la conduite des opérations ou enfin, l’émergence d’une nouvelle forme de conflictualité, la « guerre de l’information » dont d’ailleurs l’auteur a été une victime collatérale.
En avant-propos de son ouvrage, le général Bachelet rappelle en une vingtaine de pages aussi claires que denses les origines historiques, culturelles et religieuses de cette crise d’une complexité extrême. Qui se souvient encore aujourd’hui, que le roi de Yougoslavie Alexandre II a été assassiné à Marseille en novembre 1934 par un commando d’oustachis croates, entraînant dans la mort, un des plus brillants ministres des Affaires étrangères que la France ait eu, Barthou. In fine, l’auteur revient sur cette crise en affirmant que celle-ci, ancestrale, est loin d’être réglée, et n’est que « gelée ».
Rentrant ensuite dans le vif du sujet, se fondant sur son expérience, et mettant en scène les plus hautes autorités de l’État, le général Bachelet démontre et illustre combien il est difficile, voire impossible, pour un chef militaire exerçant un commandement opérationnel exposé de se faire fixer, même par le niveau le plus élevé de l’État, le but politique que celui-ci entend établir à son action. Il s’agit d’un problème majeur, récurrent depuis que la France s’est dotée d’institutions démocratiques au sein desquelles cedant arma togae.
Au fil des pages, lorsque l’auteur rapporte les conditions de l’exercice de son commandement, le lecteur est à même d’appréhender, comment, s’appuyant d’un côté sur l’Otan en perte de vitesse et en crise existentielle depuis la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’empire soviétique, de l’autre sur un ambassadeur en mission extraordinaire dans les Balkans, doué d’un charisme exceptionnel, M. Holbrooke, l’Administration Clinton est parvenue à reprendre pied en Europe et s’y imposer comme un « leader » incontesté. Le lecteur avisé ne peut que se poser la question de la nature et de l’exercice de la politique étrangère de la France, fondement même de l’engagement de ses moyens militaires. Or, cette politique étrangère s’est trouvée confrontée à celle mise en œuvre par l’Allemagne fraîchement réunifiée, sans la moindre concertation entre Berlin et Paris et le bât qui blessait a bien été cette incapacité européenne à concevoir et conduire une politique étrangère cohérente, derrière le tandem franco-allemand qui ne fonctionnait plus depuis la reconnaissance unilatérale par Berlin des indépendances croate et bosniaque.
Ce faisant, lorsque l’auteur expose sa place au sein d’une chaîne de commandement multinationale dont les objectifs ne sont pas toujours forcément compatibles avec les intérêts nationaux, représentés sur le théâtre par la mise en place d’une chaîne de commandement nationale, distincte de la précédente, rengaine connue depuis l’instauration du premier commandement interallié en 1918, le général Bachelet met en lumière les conditions même et la complexité de l’exercice du commandement en opérations. Se pose alors la question, toujours d’une actualité brûlante, de la conception et de la conduite des opérations.
Depuis des temps immémoriaux, en fait depuis Jules César, celles-ci reposent sur un triptyque tactique : la sûreté de la manœuvre, la liberté d’action du chef et le fait de toujours se positionner, même localement et temporairement, en situation favorable, en termes de rapports de force. S’agissant de ce dernier point, il était définitivement acquis depuis la prise sous son contrôle opérationnel par le Secteur de Sarajevo, de la Force de réaction rapide (FRR) mise sur pied à la suite de la crise du printemps 1995. Le commandant du Secteur pouvait notamment disposer des effets ravageurs et remarquables de précision des tirs d’artillerie des AUF1 du Groupement déployé sur Igman. S’agissant de la sûreté, elle était assurée depuis le déploiement initial français à Sarajevo par tout un ensemble de mesures actives et passives. Quant à sa liberté d’action, le général Bachelet se l’est acquise en faisant évacuer, avant le déclenchement de la phase offensive, l’ensemble des postes isolés déployés en zone sensible et susceptibles de devenir autant d’otages potentiels de telle ou telle faction. Cela fut exécuté au nez et à la barbe de ces factions qui se sont ainsi trouvées placées devant le fait accompli. Quant à sa liberté d’action personnelle, vis-à-vis de son chef, le général britannique Smith, chef du Bosnia Herzegovinia Command, celle-ci lui a été acquise fort opportunément, lorsque, tout à fait fortuitement, le MA britannique du général Bachelet, ayant eu connaissance d’une communication téléphonique entre son général et le président Chirac, le général Smith s’est alors mis dans la tête que le commandant de secteur de Sarajevo prenait ses ordres directement à l’Élysée…
Enfin, le général Bachelet insiste sur une nouvelle composante des engagements actuels, la « guerre de l’information ». À ce sujet, il a une phrase révélatrice de la puissance tutélaire américaine : « Tout ce qui n’est pas vu sur CNN n’existe pas ». C’est d’ailleurs à l’occasion d’un incident avec la presse, des journalistes ayant enregistré et diffusé ses propos, peu amènes envers les Accords de Dayton et leurs conséquences, sans les « lisser » que s’est alors développée toute une campagne, à base d’amalgames douteux, qui ont motivé son rappel en métropole.
À ce sujet, dans les années qui suivirent ces événements, beaucoup de responsables militaires, et non des moindres, se sont alors posé la question de savoir comment se faisait-il qu’un officier général ayant subi une sanction aussi grave qu’une relève de son commandement en opérations, ait pu poursuivre aussi brillamment sa carrière, jusqu’à parvenir aux niveaux les plus élevés de la hiérarchie. Un élément de réponse figure dans cet ouvrage.
Bref, voici un ouvrage qui, non seulement ne devrait laisser indifférent aucun responsable civil ou militaire, les lecteurs de la RDN, mais qui, en outre, leur offre l’incommensurable opportunité d’amorcer une réflexion constructive, que ce soit au niveau politique, stratégique ou tactique. Ce livre du général Bachelet a donc sa place dans toute bibliothèque de « l’honnête homme » du début du XXIe siècle. ♦
(1) Jean-René Bachelet : Sarajevo 1995 - Mission impossible ; Riveneuve, 2016 ; 256 pages.