Les Présidents et la guerre (1958-2017) - Une enquête inédite au cœur de la défense
Les Présidents et la guerre (1958-2017) - Une enquête inédite au cœur de la défense
Pierre Servent est une fin connaisseur de la question militaire, à la fois comme praticien, acteur et observateur. Sa longue expérience tant des opérations que du milieu lui-même lui permet un regard pertinent sur le lien plus ou moins étroit entre le pouvoir politique et le monde des Armées. Son dernier ouvrage est à la fois un parcours dans l’histoire de la Ve République mais aussi un témoignage de l’intérieur – comme conseiller, porte- parole ou encore comme officier – et également de l’extérieur – comme journaliste et analyste des questions de défense.
D’où l’intérêt de son livre, alors que la France vient de choisir son huitième Président de la Ve République, depuis sa création en 1958. Il ne s’agit pas d’un ouvrage d’historien visant à proposer une histoire exhaustive des armées durant cette période mais plutôt d’une lecture de la relation, pas toujours facile, entre le Président, chef de l’État et donc chef des Armées avec celles-ci. Cette relation est d’autant plus complexe que le fondateur de la Ve République – le général de Gaulle – en était à la fois l’incarnation vivante mais également son censeur le plus exigeant.
De fait, ce n’est pas un hasard si le chapitre consacré au Général est le plus important tant son rôle a été décisif et tant les choix qu’il a opérés sont encore pertinents au XXIe siècle et restent les fondamentaux de notre politique de défense avec l’indépendance et la souveraineté garanties par la dissuasion nucléaire. Tous ses successeurs se sont inscrits dans la continuité, en particulier François Mitterrand pourtant l’auteur du brulot anti-gaulliste, Le coup d’État permanent, qui s’est glissé sans difficultés dans les habits de chef des Armées. C’est ainsi que le Parti socialiste – initialement peu porté sur les questions de défense, voire un peu antimilitariste par culture – s’est investi dans le domaine sous l’impulsion de Charles Hernu dont la réputation est toutefois tâchée de quelques ambiguïtés.
Auparavant, il est très intéressant de souligner le pacifisme très philosophique de Georges Pompidou mais qui donnât une impulsion forte à la constitution de la triade nucléaire. Son successeur, Valéry Giscard d’Estaing a été l’initiateur des opérations extérieures pour répondre aux tentatives de déstabilisation notamment en Afrique. Personne ne peut oublier l’opération Bonite à Kolwezi en mai 1978 qui reste un modèle du genre.
Les deux septennats de François Mitterrand sont à l’image de l’homme : complexes, ambigus mais non dénués d’efficacité et d’engagements militaires, en particulier avec la guerre du Golfe et les Balkans.
L’un des traits soulignés par l’auteur est le lien très fort que Mitterrand entretenait avec l’histoire et bon nombre de ses décisions a été façonné et pris dans cette approche, parfois à tort notamment dans son appréciation de situation sur l’embrasement de la Yougoslavie. Enfant de la Première Guerre mondiale et donc très sensible au symbole de Sarajevo, prisonnier de guerre et vichysto-résistant, acteur important de la IVe République, il s’est confronté à une histoire douloureuse avec des choix décisifs. Fondateur de l’Union de la Gauche avec le PCF comme partenaire principal, il marginalise celui-ci malgré la présence de quatre ministres communistes en 1981 et se révèle un allié sûr de Ronald Reagan. Son discours au Bundestag à Bonn en janvier 1983 – un modèle du genre – a contribué à soutenir la RFA face à la tentation neutraliste manipulée par Moscou. La chute du Mur et l’effondrement d’un monde bipolaire ont ainsi profondément modifié l’environnement géopolitique, induisant d’ailleurs l’illusion que les dividendes de la paix allaient pouvoir être touchés et que l’effort de défense pouvait dès lors être réduit, ce qui a été fait. Cependant, si la débâcle de l’Empire soviétique a permis, outre la réunification allemande, le renforcement de la paix en Europe, il n’en a pas été de même sur d’autres continents, obligeant Paris à intervenir militairement notamment en Afrique et au Levant. Au Tchad, il fallut contrer la menace libyenne et installer un dispositif permanent qui perdure encore aujourd’hui avec l’opération Barkhane. Le Liban a aussi été une zone d’engagement très compliqué marquée par l’attentat de Dakar le 23 octobre 1983 et la mort de 58 parachutistes.
La guerre du Golfe est un tournant décisif avec la décision de participer à la libération du Koweït. Le choix de ne pas engager le contingent a, quant à lui, été le prélude à la professionnalisation décidée par Jacques Chirac. Si le bilan de la division Daguet est globalement positif, de nombreuses lacunes ont été identifiées à cette occasion, amenant à la création d’organismes interarmées comme la DRM, le COS ou encore le CID (devenu École de Guerre), permettant d’entamer une modernisation qualitative de notre défense et de répondre aux besoins d’interopérabilité avec nos alliés, lacune apparue dans le Golfe.
Par contre, la fin du deuxième septennat de François Mitterrand sera marquée par la poudrière balkanique et la désintégration de l’ex-Yougoslavie. L’envoi des soldats français sous casque bleu ne sera pas décisif et s’est traduit par une impasse politique et militaire. Il n’en demeure pas moins que la présidence Mitterrand a renforcé le lien entre les armées et le chef de l’État mais aussi en réduisant le pacifisme antimilitariste d’une grande partie de la Gauche, augmentant de fait la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique comme l’avait voulu le général de Gaulle.
Le président Chirac a, quant à lui, eu un lien quasi charnel avec la question militaire, tant il la connaît de l’intérieur avec son séjour en Algérie comme jeune officier, au point qu’il a hésité à poursuivre une carrière d’officier d’active. Cette dimension va ainsi sous-tendre son action tout au long de sa longue carrière politique avec un dynamisme qui va s’exprimer dès sa prise de fonction à l’Élysée en 1995. Les deux mandats seront marqués par des faits majeurs structurants comme la reprise des essais nucléaires accompagnés du lancement du programme de simulation. L’autre choix essentiel a été la professionnalisation, mettant un terme à la conscription non pas supprimée mais suspendue. Cette rupture était la conséquence inéluctable de la diminution des menaces en Europe, du besoin de troupes et équipages aguerris donc professionnels et de l’inégalité croissante entre les jeunes face aux obligations du service, d’autant plus que le Service national n’avait plus ce côté intégrateur qu’il avait eu auparavant.
Sur le plan opérationnel, le début de la présidence Chirac a vu un changement d’attitude sur le théâtre de l’ex-Yougoslavie. Le temps de l’action humanitaire et donc de l’impuissance fait place à une nouvelle impulsion et un passage à l’action visant au déblocage militaire de la situation. Cet engagement offensif a permis, à défaut d’une réelle réconciliation des belligérants, de changer la donne. Celui-ci sera renouvelé à partir de 1998 au Kosovo, obligeant au final la Serbie à lâcher du lest.
L’autre grand dossier fut les suites du 11 septembre 2001 avec l’Afghanistan et l’Irak. D’un côté, la solidarité de la France fut concrétisée par l’envoi de soldats à Kaboul et au Sud avec des unités des Forces spéciales. De l’autre, ce fut le refus spectaculaire et courageux de ne pas engager la France en Irak en 2003. Il fallait l’autorité du président Chirac pour assumer cette décision dont l’une des conséquences fut le French Bashing orchestré à Washington par les néo-cons. Les douze ans ainsi passés ont vu de profondes transformations de l’Institution militaire. Nul doute que l’engagement personnel du chef de l’État a facilité ces évolutions sans précédent.
À l’inverse, le quinquennat de Nicolas Sarkozy marque une rupture tant sur le fond que sur la forme. Sur la forme, le Président appartient à la génération ayant effectué un service militaire dans un contexte de paix, sans engagements extérieurs et sans réel intérêt de la part des appelés du contingent, se contentant de subir. De fait, celui-ci est perçu comme une contrainte individuelle. La relation charnelle entre la Défense et le Président s’est ainsi diluée avec un manque de connaissance initiale du sujet et une méfiance de l’intéressé vis-à-vis d’un univers qui lui est peu familier, contrairement à la Police. Dès lors, les relations vont être compliquées et tumultueuses, au risque d’une incompréhension mutuelle qui s’est manifestée à plusieurs reprises. La très forte déflation (- 54 000 postes) imposée aux armées, la création controversée des Bases de Défense et des maladresses d’expression ont laissé des cicatrices durables. À l’inverse, les engagements se sont accrus principalement en Afghanistan après le choc d’Uzbin le 18 août 2008, tandis que la France rejoignait le commandement de l’Otan à la suite du Sommet de l’Alliance qui s’est tenu à Strasbourg en 2009.
Des crises rythmeront ce quinquennat avec la Côte d’Ivoire et la résolution du conflit intérieur, avec l’éviction et l’arrestation de l’ancien président Gbagbo. Il y a la recrudescence de la piraterie dans l’océan Indien obligeant à des opérations de libération audacieuses comme celle du paquebot à voile Ponant. L’émergence des printemps arabes en 2011 avec d’abord la Tunisie qui a accru l’instabilité géopolitique avec un effet domino non maîtrisé. L’opération Harmattan contre la Libye de Kadhafi a certes permis l’élimination du dictateur mais n’a pas permis d’installer un régime viable.
Ce quinquennat aura donc été plutôt difficile pour les armées en considérant que le courant est mal passé entre le Président et celles-ci. Engagées dans un processus de réformes douloureuses, les armées ont dû assumer des opérations très exigeantes avec des pertes non négligeables et dramatiques. Le dernier chapitre porte sur l’(avant) dernier Président, François Hollande. Avec la difficulté propre à évaluer l’histoire immédiate et donc de dresser un bilan qui par la force des choses, sera encore provisoire.
À la différence de son prédécesseur, François Hollande a souhaité assumer une vraie responsabilité en faisant réviser son aptitude médicale. Énarque, il effectua son service comme aspirant du contingent. Certes, les questions de défense furent absentes durant des années de ses préoccupations politiques immédiates. Le paradoxe est que l’action de l’ancien chef de l’État a finalement été ferme et efficace dans ce domaine avec dès le début 2013 la réaction au Mali face à l’offensive des milices islamistes. L’année 2015 avec les attaques terroristes en région parisienne est un tournant stratégique décisif avec, d’une part l’engagement massif de nos armées face à Daech et ses affidés tant à l’extérieur que sur le territoire national avec l’opération Sentinelle. Les conséquences directes ont été la fin – historique – des déflations – incessantes depuis les années 1960 – et un début d’inflexion à la hausse du budget, élément indispensable pour répondre à l’accroissement des missions. C’est aussi la prise de conscience que le temps des dividendes de la paix était révolu et que la défense ne pouvait plus être la variable d’ajustement.
Il n’en demeure pas moins que la situation des armées s’est largement dégradée notamment en raison des baisses permanentes des budgets et donc des déflations importantes des effectifs, des reports des programmes obligeant à maintenir des équipements à l’obsolescence avancée, sans parler de la condition du personnel.
Les défis à relever pour le nouveau Président, Emmanuel Macron, sont donc majeurs dans un contexte stratégique très complexe et difficile. C’est bien le mérite de ce livre – bien informé – de montrer combien la responsabilité de chef des Armées pour le Président est devenue de plus en plus exigeante alors même que le lien charnel entre la défense et le chef de l’État s’est distendu au fil des présidences. Il appartient désormais au huitième Président de la Ve République d’assumer cette mission au cœur de la raison d’être de l’État.