Vent glacial sur Sarajevo
Vent glacial sur Sarajevo
Après un premier roman tiré de son expérience opérationnelle au Rwanda (1), Guillaume Ancel livre ici un témoignage historique de première main en nous plongeant dans le Sarajevo assiégé du premier semestre 1995. En adossant un travail de mémoire décantée à son journal de bord personnel et à une série d’entretiens, l’auteur fait renaître sous les yeux du lecteur le quotidien du capitaine Ancel, chef de l’équipe de guidage au sol des frappes aériennes inséré au sein du bataillon d’infanterie n° 2 (Batinf 2) de la force de protection de l’ONU (Forpronu), alors armé par le 1er REC et basé sur l’aéroport de Sarajevo encerclé par les forces serbes depuis 1992.
Ce récit opérationnel présente une double valeur.
Tout d’abord, la valeur de la « déposition » du témoin historique, selon l’expression de Marc Bloch. À la charnière des manœuvres terrestre et aérienne au moment où la Forpronu vit ses derniers mois, l’action quotidienne du capitaine Ancel permet de restituer les conditions du siège de l’aéroport de Sarajevo, le fonctionnement du commandement tactique de la Forpronu, les modalités de la manœuvre interarmées et surtout l’état d’esprit qui anime alors les Casques bleus français. Empreint d’humilité, son témoignage donne également un éclairage historique « par le bas » sur certains événements marquants de cette période : la prise par les Serbes de plusieurs postes français, la reprise du pont de Verbranja, l’éjection puis la récupération d’un pilote de F-16… À travers ce récit dynamique rondement mené, on s’attache aux personnages – à commencer par celui de l’auteur – parfaitement rendus dans leur complexité et leur humanité.
Mais c’est surtout l’analyse rétrospective de l’impasse politique du moment qui fait la valeur de cet ouvrage. C’est l’autre face de L’Étrange défaite qui se livre ici en creux : celle du jugement historique. Par la description de son quotidien de chef d’équipe de guidage de frappes aériennes, mission fondamentalement offensive, Guillaume Ancel nous mène de frustration en désillusion, en restituant la sourde rage du chasseur condamné à vivre en proie. Tout au long des pages, c’est en effet l’absurdité du système onusien en faillite et l’ambiguïté de la diplomatie française qui apparaissent, à tel point que l’on se prend parfois à serrer la mâchoire avec les personnages qui évoluent au fil des pages. Avec vingt-deux années de recul, cette période marquée par « six mois d’humiliation et dix-huit sacs mortuaires » est ici dépeinte dans toutes ses contradictions. Contradiction entre la réalité du terrain et la communication officielle. Contradiction entre les règles d’engagement édictées et la manière de les appliquer. Contradiction entre l’essence du métier de soldat et l’impasse de la mission d’interposition. Contradiction entre les coups de mentons verbaux et l’impuissance militaire. Contradiction entre la force de frappe aérienne disponible et les conditions minimalistes de son emploi. Contradiction qui se cristallise dans les acteurs sacrifiés de cette tragédie, les Casques bleus des Batinf 2 et 4. Cette impuissance stérile est ici parfaitement rendue, jusqu’à la bascule du printemps 1995 marquée par l’élection de Jacques Chirac, prélude à la reprise en main du conflit par l’Otan qui mènera une campagne de bombardement résolue à partir du mois d’août 1995 (opération Deliberate Force).
Avec le recul du temps, cet ouvrage trouve un écho particulier aujourd’hui, à plusieurs titres. Tout d’abord au regard des principes de la guerre : en décrivant un cas d’école d’immobilisme, c’est toute la pertinence du principe de liberté d’action qui est mise en valeur. Ensuite, en décrivant le point de bascule des années 1990 : après une demi-décennie de croyance dans le rôle de l’ONU (Somalie, Rwanda, Yougoslavie), l’Occident renoue progressivement avec le réalisme à partir de 1995, en achevant la décennie avec l’opération Allied Force au Kosovo. En 2017, le besoin du recours à la force ne s’est pas atténué, bien au contraire. Enfin, à l’heure des coalitions, ce récit pose la question de la responsabilité du chef politique et militaire et de la nécessaire verticalité des chaînes de commandement dès lors que la vie des soldats est dans la balance. « Ce que l’un dit légèrement ou avec perfidie, l’autre l’écrit sur la poussière avec son sang » disait déjà Alfred de Vigny deux siècles plus tôt en parlant du rapport entre le politique et le militaire. Guillaume Ancel nous rappelle que cette sentence n’a pas pris une ride.
Au total, si ce journal de marche est un excellent « matériel historique », complémentaire des ouvrages restituant l’épisode bosniaque par le prisme de la gestion politique et stratégique de la crise (2), c’est aussi une puissante invitation à la réflexion sur les engagements d’aujourd’hui.
(1) Guillaume Ancel : Vents sombres sur le lac Kivu ; TheBookEdition, 2014 ; 144 pages.
(2) Entre autres : Jacques Lanxade (amiral), Quand le monde a basculé, Paris, Nil éditions, 2002, 396 pages ; ou encore Pierre Sevent (colonel de réserve), Les Présidents et la guerre (1958-2017), Paris, Perrin, 2017, 445 pages.