New Lands and New Strategic References
Nouveaux territoires et nouveaux repères stratégiques
On voit bien qu’émergent progressivement de la mondialisation, de ses risques, de ses enjeux et des possibilités qu’elle ouvre une nouvelle dualité et un nouveau champ de repères. Elle s’ordonne de façon de plus en plus nette selon deux axes distincts pour réguler les compétitions dans les espaces distingués ci-dessus, « le fluide et le solide », « le fluide et le strié » voire « le fluide et le rugueux ». Elle doit désormais sous-tendre une double stratégie de sécurité de la France en Europe. Car dans ces deux espaces, les tensions se manifestent et se développent différemment. Les vulnérabilités à protéger, les défis à relever, les atouts à promouvoir y diffèrent sensiblement. Mais si les antagonismes, coopérations, moyens et tempos d’action privilégiés sont distincts, les stratégies de défense et appareils militaires associés doivent y faire face avec une égale efficacité.
Le fluide, trop souvent réduit à l’évidente « maritimisation du monde » *, devenue la clé des échanges commerciaux de la mondialisation, se retrouve dans d’autres « transversalités unifiantes », la « cyberstructuration du monde », un des moteurs de son développement, la « marchandisation du monde », imposée par les marchés financiers, la « conscientisation du monde », effet d’une médiatisation globalisée… Dans chacun de ces domaines, il y a des enjeux de sécurité importants, des vulnérabilités fortes et des prédateurs résolus à profiter de toutes les failles pour dominer, s’approprier, asservir et à défaut détruire. C’est aussi le champ des techniciens, des experts, des mercenaires, celui des réseaux. Dans chacun de ces champs, ce qui compte au fond, c’est le maintien, d’un libre accès, d’un libre exercice, permettant une compétition coopérative régulée par la performance. Les rapports de force qui sont associés à ces enjeux n’ont pas en général une dimension militaire centrale mais les stratégies, les tactiques et les techniques d’essence militaire peuvent s’y déployer et des intérêts nationaux s’y nicher. L’Union européenne est le canal naturel par lequel la France doit s’engager dans une stratégie globale de sécurisation de ces champs fluides. Mais les vulnérabilités européennes dans ce domaine sont encore massives, pour des raisons d’immaturité conceptuelle.
Le solide ou rugueux, trop souvent réduit au contrôle territorial physique, recouvre par extension tout ce qui sert de fondement aux identités ; le sol et le sang ; les territoires et les peuples ; l’éthique et la prospérité… Là sont des enjeux centraux, et même vitaux, que l’histoire, la géographie et la culture ont cristallisés dans des formules souvent nationales, à tout le moins régionales et dans des zones relativement homogènes dont la préservation peut conduire aux extrêmes de la violence guerrière. Dans ce champ anciennement structuré par la guerre interétatique et ses différents avatars, l’art de la guerre a ses règles classiques qui sont celles du contrôle du terrain et de la supériorité tactique et logistique. C’est le monde de la force militaire terrestre comme ultima ratio. En Europe continentale, il a été dominé par l’affrontement franco-allemand qui a réglé plusieurs siècles d’histoire européenne. Aujourd’hui dépassée en Europe, la défense de l’espace rugueux n’est plus requise et elle ne fait plus recette ; c’est la cause première du désarmement budgétaire et du refus de puissance constaté en Europe. C’est un phénomène qu’a masqué depuis une décennie l’activité militaire expéditionnaire conduite par l’Otan mais qui touche vraisemblablement à sa fin.
Partant de cette approche duale du champ de la conflictualité au XXIe siècle, on constate que les puissances maritimes, protégées par leur insularité, anglo-américaines en particulier mais aussi japonaise, ont acquis une grande capacité d’action et une réelle liberté de manœuvre dans le monde fluide. Que les puissances continentales, Allemagne, Russie et Chine, expertes dans la sécurité du monde rugueux, se tournent à leur tour vers les espaces transversaux, que les puissances émergentes, Brésil, Inde, Turquie hésitent encore. Mais aussi qu’en France, on paraît ignorer, sous-estimer, voire réduire cette approche à une vaine compétition interarmées.
Cette double polarisation d’une réflexion stratégique rénovée ne pourrait-elle pas éclairer utilement les nouveaux équilibres politiques, budgétaires et capacitaires sur lesquels planche l’actuelle législature ? Ne pourrait-elle pas servir à relancer notre engagement pour une Europe militaire capable de rassembler les stratégies à usage fluide et celles à usage solide et de combiner efficacement nos relations avec Londres et Berlin ?
* Rapport du Sénat Lorgeoux-Trillard n° 674 (2011-2012) : « Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans ».