Ethnographie du Quai d’Orsay
Ethnographie du Quai d’Orsay
À l’heure où la politique extérieure de la France semble à la fois indispensable et déboussolée, un livre bien documenté vient éclairer les pratiques des diplomates français. Diplomates, c’est-à-dire les ambassadeurs : le livre de Christian Lequesne ne traite en effet que l’élite – les cadres A+ – du Quai d’Orsay qui se distribuent entre les postes dans l’administration centrale à Paris ou à Nantes et les fonctions d’ambassadeur dans 136 pays du globe, qui permet à la France d’entretenir le troisième plus grand réseau diplomatique après les États-Unis et la Chine. Par choix, l’auteur n’aborde pas les fonctions de conseiller de coopération et d’action culturelle, d’attaché de coopération (universitaire, scientifique ou éducative) ou de directeur d’Alliance française, qui constituent pourtant le gros des troupes de ce foisonnant dispositif de coopération qui ravit souvent les étrangers.
L’impulsion du livre est ethnographique : ce sont les conducteurs et non la machine, la manière de conduire et non le moteur, qui captent l’attention de Christian Lequesne, professeur à l’Institut d’études politiques (IEP) à Paris, qui cherche à comprendre les pratiques des ambassadeurs en poste et des directeurs et sous-directeurs dans l’administration centrale. En d’autres termes, il ne discute pas (ou peu) les orientations stratégiques de Paris dans le conflit du Proche-Orient ou les choix retenus dans la crise syrienne, mais il entend saisir et restituer l’habitus de ces hauts fonctionnaires, qui entrent généralement en diplomatie comme on entre en religion, par le moyen des concours, du Quai d’Orsay ou de l’École nationale d’administration (ENA), et qu’ils ne quittent qu’à l’âge de la retraite – certains voguant alors vers les horizons chatoyants du secteur privé. Très attachés à leur ministère, dénommé « Département » par les initiés, expression qui remonte à l’Ancien Régime, les diplomates français se caractérisent en effet par une mobilité interministérielle très réduite : dès lors, comment nos représentants à l’étranger peuvent-ils promouvoir nos expertises sans connaître de l’intérieur d’autres administrations déconcentrées ou décentralisées ?
Ce que le lecteur comprend au fil des pages est que les diplomates français se vivent pourtant comme des experts des affaires internationales dont la mission est de préserver d’erreurs les grands fauves politiques qui prennent des décisions à l’instinct, avec plus ou moins de bonheur. Ils réprouvent les missions d’envoyés politiques de l’Élysée ou de Matignon, qu’ils assimilent à de l’improvisation. Ils ambitionnent de tenir un rôle de garde-fou auprès des décideurs politiques jusqu’au plus haut niveau de l’État. On s’attendrait donc à ce que cette prétention à l’expertise soit justifiée par une solide formation des agents du Quai d’Orsay. Or, ce n’est pas le cas. Si depuis 2010 la prise de poste est précédée d’une formation de quatorze semaines au sein de l’Institut diplomatique et
consulaire, cette période ne constitue guère une invitation à la réflexion critique, mais plutôt un programme de socialisation des nouveaux entrants. Destinés aux plus hautes fonctions diplomatiques, ceux-ci s’initient au corporatisme de la maison plutôt qu’à la connaissance des grandes théories des relations internationales et à la complexité des sociétés et des enjeux mondiaux au XXe siècle. À l’heure de la mondialisation, c’est encore le copinage qui prime au Département.
Certes, les diplomates français disposent d’une « carte mentale » du monde, comme la nomme l’auteur. Elle repose sur quatre piliers : la quête systématique de l’indépendance à l’égard des États-Unis au sein du camp occidental ; l’attention portée au monde arabe et plus particulièrement aux régimes laïcs, y compris lorsqu’ils sont autoritaires ; la conviction que la France doit conserver des liens privilégiés avec les anciennes colonies d’Afrique de l’Ouest ; la croyance dans la langue française comme outil de l’influence diplomatique. Ces quatre piliers, qui s’apparentent plutôt à des obsessions gaulliennes des années 1960 qu’à des balises permettant de s’adapter rapidement aux fluctuations contemporaines de la sphère des relations internationales, semblent rongés par les mythes du XXe siècle ou, à tout le moins, fort discutables. Et l’auteur les discute fort timidement, alors même que ces quatre piliers dévoilent cruellement une expertise du monde d’hier et d’aujourd’hui sujette à caution.
Alors que l’Allemagne acquiert un poids sans précédent dans ce qui reste d’Union européenne et que le Royaume-Uni délaisse celle-ci pour rejoindre la grande famille anglo-saxonne qui fait l’histoire depuis 1688, la « quête systématique » de l’indépendance à l’égard des Américains interroge. À l’aune de l’histoire européenne du siècle passé, vaut-il mieux faire confiance à Berlin qu’à Washington ? Faut-il par « esprit d’indépendance » à l’endroit des États-Unis que la fille aînée de l’Église s’abandonne à la Sainte-Russie ? Les « printemps arabes » ont secoué temporairement les certitudes hexagonales concernant la pertinence de s’allier systématiquement avec des régimes laïcs et autoritaires. La Françafrique n’est plus qu’une entêtante survivance de l’épisode colonial, vouée à l’effritement. L’attrait officiel pour la langue française se double d’une indifférence aux autres nations francophones africaines et asiatiques désormais alphabétisées et conscientisées, et fort attachées à la langue française que leurs écrivains d’ailleurs promeuvent et révolutionnent bien mieux que les pâles romanciers français. Le mépris porté à l’Asie du Sud-Est et à l’Amérique latine est stupéfiant. La « carte mentale » qui sévit au Quai d’Orsay s’obsède avec les grandes nations et fait fi des petits pays qui constituent pourtant l’ensemble de la planète.
Autre dogme ministériel : l’ancrage franco-allemand. Depuis le Traité de l’Élysée de janvier 1963, signé par le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer, les deux pays veillent à entretenir des liens de confiance. Les diplomates français ont ainsi bien accueilli la « colocalisation » (en particulier en Europe) de leurs ambassades avec celles de l’Allemagne, dont il est pourtant de plus en plus clair chaque jour que son gouvernement tente d’ériger un système économique et géopolitique autour de Berlin, dans lequel la France s’est empêtrée : les ambassadeurs français sont donc fermement invités à entretenir les meilleures relations avec leurs homologues allemands. Le Quai d’Orsay n’a visiblement ni pris acte de la réunification de 1990, qui a placé l’Allemagne dans une logique de puissance économique et politique mondiale qui n’a plus rien à voir avec la RFA d’Adenauer, ni vraiment effectué un bilan industriel de l’abandon de la souveraineté monétaire au profit de l’euro. Indifférente au sort de l’industrie, la qualité de fonctionnaire des diplomates français, qui accorde statut et sécurité de l’emploi, en décalage avec l’univers mouvant et relatif des relations internationales, en serait-il la cause ? Au nom de la réconciliation franco-allemande, dont nul ne discute le bien-fondé en 1963, mais dont l’observateur dépassionné devrait convenir qu’elle appartient à une autre époque et ne correspond plus aux enjeux mondiaux du XXIe siècle, la France, souvent condescendante envers les pays anglo-saxons, a développé une diplomatie qui octroie aux Allemands la part du lion de la considération, aveugle aux évolutions du monde.
Le grand mérite d’Ethnographie du Quai d’Orsay est de convaincre le lecteur que le Quai d’Orsay est une vénérable maison poussiéreuse et que les diplomates français évoluent actuellement en scaphandrier sur une planète en mutations constantes, où le corporatisme est de peu d’utilité pratique au pays. Le rang de la France, auxquels ceux-ci sont très attachés, en pâtit assurément. Mais, dans ces pages instructives, on ne voit guère poindre de sursaut.