La question de l’Afghanistan est à l’ordre du jour et il a paru intéressant au groupe de procéder à une étude de la question. La thèse esquissée s’écarte quelque peu de ce qui a été avancé jusqu’à présent en Occident. La veille de Noël 1979 les troupes de l’armée soviétique pénétraient en Afghanistan à la suite d’une action aéroterrestre rapide, puissante et décidée. Malgré les raisons invoquées, ou plutôt à cause de leur inconsistance, le monde presque unanime se demandait, à la suite des États-Unis, si la politique de détente était délibérément abandonnée par les dirigeants du Kremlin ou bien s’il s’agissait d’un accident de parcours ne remettant pas fondamentalement en cause le cours de la coexistence pacifique, du moins dans l’esprit des autorités soviétiques.
Aujourd’hui encore, les commentateurs politiques continuent à interpréter, avec des différences considérables, la signification politique du « coup de Kaboul ». Quel est donc ce pays pour lequel les deux Super-Grands s’affrontent si âprement ? Qu’en est-il de son poids économique, stratégique ou autre qui puisse justifier le risque pris par l’URSS de réveiller les démons de la guerre froide ?
L’Afghanistan comprend essentiellement un système montagneux élevé (6 000 m), l’Hindou Kouch, qui est le prolongement ouest de la chaîne de l’Himalaya. De part et d’autre de ce massif complexe s’étendent deux vastes plateaux : l’un, au nord, descend en pente douce vers le cours de l’Amou Daria, donc vers l’Asie Centrale soviétique ; l’autre, au sud de la chaîne centrale, bien plus vaste que le premier, s’incline vers les plaines steppiques ou désertiques du Dacht i Morgo et du Rigistan, où passe une frontière imprécise et contestée avec le Pakistan. Seule est de faible altitude (500 m) la partie sud-ouest du pays, la région marécageuse du Hamun, dans laquelle viennent se perdre les fleuves et rivières qui drainent les pentes sud du massif. Partout ailleurs, hormis des vallées étroites comme celle du Kaboul où se trouve à 1 800 mètres la capitale, l’altitude est considérable, ce qui détermine des hivers rigoureux et des étés très chauds. L’Afghanistan n’est délimité par aucune barrière naturelle. Les péripéties des luttes contre les différents envahisseurs, les séquelles de la colonisation et les liens d’allégeance des tribus nomades sont à l’origine du tracé actuel. C’est dire son caractère aléatoire et les conflits qu’il peut susciter. Sur ce pays grand de 650 000 km, 17 ou 18 millions d’Afghans se partagent en cinq races principales : les Pachtous (ou Pathans), estimés à 40 ou 60 % de l’ensemble selon les sources, et les Tadjiks qui, avec 30 % environ, constituent par le nombre le 2e peuple. On compte encore des Ouzbeks, des Hazaras et des Turkmènes. Deux langues servent de langues officielles : le pachtou et le dari, proche d’un persan primitif. L’ensemble de la population est de religion musulmane, les deux rites chiite et sunnite étant représentés. L’hétérogénéité reste le caractère dominant du peuplement afghan et la cause des querelles intestines qui ont toujours opposé les tribus actuelles. L’économie de l’Afghanistan est celle d’un pays en voie de développement. L’agriculture fait vivre misérablement 80 % de la population. La culture de céréales, légumineuses et coton nécessite des travaux d’aménagement et d’irrigation considérables. L’élevage transhumant de moutons et de chèvres emploie quelque deux millions de nomades. L’industrie en est à l’ère des balbutiements : avec raide des capitaux étrangers, américains et maintenant soviétiques, commencent à se développer l’extraction des ressources minières et leur transformation. L’extrême déficience de l’infrastructure en moyens de communication contribue à freiner la mise en valeur de gisements divers dont l’importance reste problématique. Rien dans l’économie ne peut donc attiser les convoitises des grandes puissances. Pays qui sort à peine du moyen âge, l’Afghanistan ne possède ni les richesses pétrolières du voisin iranien, ni les grandes masses humaines de la Chine, de l’Inde ou du Pakistan, puissances avec lesquelles il a une frontière commune. Enclavé, sans débouché sur l’océan Indien, ce pays est au flanc sud de l’Union Soviétique comme une plate-forme qui pourrait servir de base de départ pour des interventions vers le Golfe et les voies du pétrole. À l’inverse, aux mains des adversaires de ce pays il pourrait être le tremplin d’une agitation idéologique et religieuse qui contaminerait les républiques musulmanes soviétiques.
Des convoitises anglaises et russes à l’influence soviétique
L’Afghanistan a connu successivement des envahisseurs venant du nord (Scythes, Huns, Mongols de Genghis Khan), du sud-est (Indiens) et de l’ouest (Perses, Grecs d’Alexandre, Arabes musulmans). Les envahisseurs arabes et persans ont marqué le plus profondément l’Afghanistan en lui donnant sa religion et la langue dari. Le XIXe siècle est celui de la rivalité anglo-russe qui voit en 1907 la fin, au profit de l’indépendance afghane sous contrôle britannique, de la double occupation, russe au nord, anglaise au sud. Le soulèvement de 1919 contraindra les protecteurs à retirer leurs troupes et à reconnaître en 1921, par le traité de Kaboul, la pleine souveraineté du pays. Celui-ci connaît alors une monarchie où les clans s’affrontent avec férocité. En 1933, après l’assassinat de Nadir Chah, le roi Zaher Chah accède au trône. Souverain constitutionnel, à partir de 1964, par la nouvelle constitution il voit se restreindre l’essentiel de ses pouvoirs au bénéfice du Premier ministre qui assure la réalité du pouvoir.
Pendant cette période, le commerce est ouvert à toutes les nations industrialisées. La mise en valeur du pays fait appel à des capitaux américains. L’Afghanistan ménage cependant constamment son puissant voisin soviétique. Depuis la décolonisation de l’empire des Indes et la création du Pakistan, des différends territoriaux opposent le Pakistan et l’Afghanistan. La présence de tribus pachtous et baloutches à cheval sur la frontière, le caractère artificiel du tracé de la frontière déterminée par les anciens colonisateurs constituent le prétexte à un affrontement des deux pays. Si les revendications pakistanaises n’ont jamais débouché sur un conflit, l’appui soviétique à l’Afghanistan n’y est sans doute pas étranger. Outre cet effet dissuasif, les relations amicales entre l’Union Soviétique et l’Afghanistan permettent, dès raccord du 28 février 1921, de régler des points litigieux. La frontière nord avec l’Union Soviétique apparaît comme très perméable du fait de l’existence de part et d’autre de la frontière de populations de mêmes races : Tadjiks, Ouzbeks, Turkmènes. Ce premier traité prévoyait la consultation des populations intéressées pour déterminer leur appartenance nationale. Il en est résulté la situation actuelle avec des peuples de mêmes langues, religions et traditions dans les deux pays. La situation précaire des deux États les obligeait à s’entendre et à approfondir les relations de bon voisinage. L’Afghanistan ouvre sept consulats en Russie (dont cinq dans les villes musulmanes du Sud où les Afghans étaient nombreux) ; de leur côté les Soviétiques implantent cinq missions diplomatiques (1). En 1926 un accord de neutralité et de non-agression élargit les dispositions du premier traité. Les rivalités qui permirent au roi Zahar de s’emparer du pouvoir rendaient nécessaires en 1931 le renouvellement des deux premiers accords. Par la suite et jusqu’à la révolution d’avril 1978, la coopération entre les deux États s’accompagne de la signature de multiples traités. Sans remonter à la période tsariste, il apparaît qu’il a existé en permanence depuis 1921 entre le royaume afghan et l’Union Soviétique des relations privilégiées dictées par leurs intérêts communs.
Des montagnes, des déserts et des tribus
Des convoitises anglaises et russes à l’influence soviétique
L’Afghanistan sous la bannière de Lénine
Les raisons profondes de l’intervention soviétique
La tentation de l’opportunité
L’interventionnisme soviétique : continuité et novation
Conclusion