Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français
Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français
Nous ouvrons cette rubrique avec un « droit de réponse » et ce, après la parution dans notre édition de novembre de l’analyse du livre de Christian Lequesne, Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, par Philippe Boulanger. L’auteur de l’ouvrage, M. Lequesne, professeur à Science Po Paris, a souhaité que l’on publie sa réaction, que nous avions transmise à l’auteur de la recension, M. Boulanger, docteur en droit public, qui, à son tour, a souhaité s’exprimer.
À propos du compte rendu de Philippe Boulanger
Je déroge à une règle qui consiste à ne jamais commenter une critique portée à son propre ouvrage. Je le fais à l’invitation de plusieurs lecteurs de la Revue Défense Nationale qui n’ont pas trouvé dans le compte rendu de M. Boulanger une recension très fidèle des analyses que j’ai tenues dans mon dernier livre sur le Quai d’Orsay.
Bien entendu, libre à M. Boulanger de penser ce qu’il veut de mon livre et, par la même occasion, du ministère français des Affaires étrangères. Libre à l’auteur également de considérer que les sciences sociales sont un exercice de défoulement normatif. Ce n’est pas ma conception du travail scientifique, mais peu importe.
J’aimerais souligner quatre points.
1. Ethnographie du Quai d’Orsay. Les pratiques des diplomates français, ne conclut pas du tout que le ministère des Affaires étrangères serait une « maison poussiéreuse et que les diplomates français évoluent actuellement en scaphandrier ». Mon enquête essaie de prendre davantage de distance en soulignant que les diplomates sont confrontés à une série de nouveaux défis auxquels ils n’étaient pas forcément habitués (nécessité de dialoguer avec les sociétés, obligation de légitimer davantage leur action face aux opinions publiques internes, implication accrue dans les politiques économiques, concurrence des acteurs non étatiques) qui rend leur travail différent de ce qu’il était il y a cinquante ans. En même temps, il serait totalement absurde de dire qu’ils ne s’adaptent pas. Ils le font – pas plus et pas moins – que les hauts fonctionnaires ou les militaires exerçant des fonctions au sein de l’appareil d’État.
2. M. Boulanger insiste sur le corporatisme des diplomates. Ce n’est pas faux et c’est un mot que j’emploie dans mon livre. Mais en même temps, ce corporatisme n’est pas très différent de celui qui anime la haute fonction publique française. Celle-ci est structurée en corps, avec ses logiques d’exclusion et d’inclusion, et les diplomates de ce point de vue ne sont pas très différents des conseillers d’État ou des ingénieurs de l’armement. Une question légitime ressort évidemment : dans quelle mesure ce corporatisme français est-il encore adapté à la fluidité des professions et à son internationalisation ?
3. Je ne crois pas affirmer dans mon livre que les diplomates entrent au Quai d’Orsay comme on « entre en religion ». Tout mon propos consiste à montrer, à l’inverse, qu’il y a un décalage entre ce discours de la vocation absolue (que les diplomates entretiennent volontiers) et l’observation de leurs trajectoires personnelles. Beaucoup de diplomates ont pensé à la possibilité de faire un autre métier que celui qu’ils exercent au sein du Quai d’Orsay. Pour ceux qui sont des anciens élèves de l’École nationale d’administration, l’entrée au ministère peut être simplement liée au rang de sortie à l’issue de leur scolarité. Il faut donc là démythifier le sacerdoce du métier de diplomate en tenant compte plus généralement de ce que nous enseigne la sociologie des professions.
4. J’utilise en effet la notion de « carte mentale » dans mon livre pour montrer que les diplomates (comme tous les acteurs administratifs) n’ont jamais une vision uniquement fonctionnelle de leur métier. Ils sont aussi animés par des schémas cognitifs qui sont des représentations du monde et de la place de la France dans le monde. Mais contrairement à ce que laisse croire le compte rendu de M. Boulanger, il n’existe pas une mais des cartes mentales au sein du Quai d’Orsay. Mon livre essaye précisément de montrer comment ces visions différentes entrent en collision et en conflit.
Pour terminer, une remarque un peu hors sujet sur l’appréciation que porte M. Boulanger à l’Allemagne dans son analyse de la géopolitique mondiale. Libre à lui de penser que l’Allemagne est une puissance hégémonique. Aucun chercheur sérieux ne niera les effets de pouvoir qui sont liés au soft power allemand et en particulier à la réussite de son économie industrielle. Je ne crois pas pour autant que cela suffise à conclure, comme le fait M. Boulanger, que l’Allemagne risque de ressortir les démons du siècle passé. Précisément, l’expression de la puissance allemande en 2017 ne répond en rien à celle des années 1930 et c’est cela qui doit être analysé.
Christian Lequesne
À propos de la réaction de Christian Lequesne
J’ai rédigé la note de lecture sur Ethnographie du Quai d’Orsay de M. Lequesne avec l’idée de partager des réflexions que ce livre a suscitées en moi : que deux feuillets donnent envie de lire un livre de 256 pages, serein et sérieux, à la fois accessible au néophyte et stimulant pour l’initié, qui observe les pratiques des diplomates français et étudie les ressorts politiques et administratifs de leurs trajectoires. J’ai dû faire des choix dans la rédaction : j’ai délibérément choisi l’angle du « corporatisme » des diplomates, qui, certes, ne saurait à lui seul caractériser le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE).
Tout membre du réseau culturel français à l’étranger est fiévreusement invité à se consacrer à la représentation, censée être le cœur du métier de diplomate (ambassadeur mais aussi conseiller culturel, attaché, directeur d’alliance française). Les diplomates revendiquent la priorité accordée à la représentation. Le surenchérissement dans la représentation pourrait provenir de ce que M. Lequesne explique fort bien : les diplomates sont concurrencés par les ONG, des agences de presse ou des experts qui sont parfois mieux (in)formés qu’eux. Leur effort pour s’adapter au monde nouveau est sans doute sincère : il n’inclut pas encore dans les pratiques l’acceptation de l’évolution du métier et des nouvelles compétences plus techniques qui s’imposent d’ores et déjà sur le terrain. J’ai eu le sentiment que M. Lequesne ne tirait pas la conclusion de ses propres analyses : le statut de fonctionnaire ne contribue pas forcément à un aggiornamento professionnel à l’heure de la mondialisation.
Le cinquième paragraphe de ma note, consacré à l’Allemagne, laisse clairement apparaître qu’il s’agit de mon opinion et non de celle de M. Lequesne, qui, je le maintiens, a écrit un excellent livre sur le Quai d’Orsay, outil diplomatique qui nous est souvent envié par d’autres pays et dont je respecte les agents, qui viennent d’horizon divers.
Je n’écris pas que M. Lequesne pense que le MEAE est une « maison poussiéreuse et que les diplomates français évoluent actuellement en scaphandrier » : je dis que le déroulement de sa pensée, ses arguments et ses exemples m’ont conduit (d’autres auront une autre lecture) à conclure que le MEAE n’est pas au diapason des grands défis du monde. Par exemple, la « carte mentale » de l’indépendance de la France par rapport aux États-Unis interroge : notre pays n’est pas, que je sache, « dollarisé », mais est dans une zone mark, arrimée à une nation réunifiée depuis 1990, renforcée par sa partie orientale, protestante, avec un fort vote SPD, souvent plus nationaliste (les Français confondent SPD, socialisme et européisme). Je l’écris d’autant mieux que je sais le rôle du protestantisme allemand dans l’alphabétisation du continent européen, que ce ne sont pas les Allemands qui ont voulu une monnaie unique et que l’on ne saurait les blâmer de tirer profit de leur hégémonie dans l’Union européenne. Nous pérorons sur l’« amitié franco-allemande », aux contours scientifiques flous, tandis que les chercheurs américains réfléchissent déjà à ce qu’ils décrivent comme un antagonisme économique et industriel entre Washington et Berlin. Je n’y peux rien si les rapports de force géopolitiques heurtent la sensibilité universitaire et si, tous engourdis d’amitié rhénane, nous sommes en retard dans l’étude de ce changement de paradigme mondial.
Le fait que M. Lequesne me reprenne sur l’Allemagne en dit long sur l’intensité du tabou qui règne en France à propos de notre voisin. La critique du Brexit et la dénonciation de Trump sont de bon aloi à Paris, mais il faut vénérer l’Allemagne – sans vouloir admettre que le Brexit provient, en partie, de l’emprise allemande sur l’Union européenne et que la victoire de Trump a été acquise, en partie, sur la thématique du libre-échange, dont Berlin est désormais le parangon. Nulle part je n’ai écrit que l’Allemagne de 2017 « risque de ressortir les démons du siècle passé ». Hégémonie ne signifie pas nazisme. Il reste que les dirigeants allemands contemporains, eux, s’appuient sur une pensée stratégique et une conscience historique. Ce n’est pas de ma faute si les nôtres, souvent passés par la rue Saint-Guillaume et l’École nationale d’administration (ENA), n’en ont guère.
M. Lequesne m’attribue inconsidérément un mépris pour les « sciences sociales » que je verrais comme « un exercice de défoulement normatif ». J’admets que, ni adversaire académique ni étudiant soumis, je plaide pour le débat d’idées courtois et constructif, tant promu par notre réseau culturel à l’étranger et parfois si vite étouffé dans l’Hexagone.
Philippe Boulanger