Chiites et sunnites - La grande discorde (en 100 questions)
Chiites et sunnites - La grande discorde (en 100 questions)
Depuis plusieurs décennies, des guerres d’une grande violence ravagent le Moyen-Orient. Dans la région qui est le berceau des religions monothéistes, le chaos et les massacres se multiplient. L’Occident cherche à comprendre. Les combats sont-ils l’expression d’oppositions religieuses ? Faut-il rendre responsables les ambitions politiques ? La faute incombe-t-elle aux puissances régionales : l’Iran chiite, la Turquie sunnite et son passé ottoman, l’Arabie saoudite wahhabite qui irradie son salafisme ? Les grandes puissances qui bombardent : les États-Unis à la tête d’une coalition dans laquelle la France est active, la Russie revenue à son passé dominateur ? Les oppositions ethniques ? Les Kurdes notamment sont-ils un élément de la paix ou un obstacle ?
À toutes ces interprétations, P.-J. Luizard, spécialiste du Moyen-Orient et en particulier du chiisme irakien, tente de répondre d’une manière originale, en « 100 questions », dans son dernier livre Chiites et sunnites - La grande discorde. À croire que cet expert de l’Islam a relu au préalable la 16e sourate du Coran, « Le voyage nocturne », où il est dit : « J’ai fait éclater le Coran en fragments pour que les hommes puissent s’en imprégner par une lecture patiente. » Luizard veut trouver réponse à tout, dans la situation de doute généralisé qui s’empare des observateurs. Il dégage cent questions et apporte autant de réponses courtes et tranchantes.
C’est un livre sans prétention d’érudition, comme celui d’un autre spécialiste reconnu et apprécié, Mathieu Guidère, La guerre des islamismes (Éditions Folio). Guidère replaçait ces affrontements dans leur contexte historique avec une grande richesse d’informations. À cette référence, il faut ajouter les livres qui font autorité du professeur au Collège de France, André Laurens, notamment L’Orient arabe à l’heure américaine.
À l’origine, écrit Luizard, la crise (la fitna ou discorde) naît à la mort de Mahomet sur la question de la succession du Prophète, chef du gouvernement de Médine, tandis que s’opposent les clans, les tribus, les familles et finalement les doctrines. À qui va revenir le pouvoir ? La méthode de pensée de Luizard fait apparaître deux résultats significatifs. Elle crée un lien entre l’histoire et le temps présent, elle affirme l’importance du confessionnalisme.
Au départ, le gendre du Prophète, Ali, pensait être désigné comme héritier selon la parole de Mahomet à Ghadir Khumm. Il est écarté par un autre clan celui de Mu’âwiya. Abou Bakr, puis Umar et Uthmân deviendront calife. Ali attendra vingt-cinq ans avant de recevoir le titre de « Lieutenant du Prophète » et entrera en conflit avec Mu’âwiya qui a établi, à Damas, la capitale de l’empire omeyade. Il disparaît peu après, assassiné à l’issue de la bataille de Siffin et son second fils, Husayn, est tué par Yazid, fils de Mu’âwiya, à Karbala. La Maison du Prophète, confrontée au martyre, va s’opposer aux califes par ses Imams qui expriment la volonté divine. Le 12e Imam, le Madhi plongé dans l’occultation, reviendra à la fin des temps. La séparation est manifeste ; elle va s’approfondir.
Luizard analyse la crise mutazilite ouverte par le calife abbasside Mamoun qui divise les deux camps. Mamoun ouvre l’Islam à la discussion de la raison selon la philosophie de la pensée antique. Le Coran est-il incréé ou créé ? Ce questionnement pourrait permettre la diversité des interprétations, ce qui selon le sunnisme, peut conduire à l’infidélité. Les sunnites ont réglementé la vie courante : quatre écoles juridiques, Hanafisme, Shafisme, Malikisme, Hanbalisme ont défini dans le détail selon la Sunna, la conduite des hommes. Ibn Hanbal, apôtre de la référence littérale aux textes sacrés, a fixé la pensée sunnite. Son disciple, Ibn Taymiyya, après l’invasion mongole, reprendra strictement sa doctrine qui inspirera plus tard Wahab. La pensée rigoriste des Saoudiens est à l’origine du salafisme, le retour à la pureté de comportement des ancêtres.
Du côté chiite, les Hadiths abondent, mais ils sont d’une autre inspiration puisqu’ils résument la pensée des Imams ; Kolayni au XIe siècle en fera un traité, le Kafi qui attend encore sa traduction en français. Luizard montre alors comment la crise s’approfondit. Les Chiites, un moment désemparé, retrouvent leur force et leur identité avec la conquête de l’Iran par la dynastie Safavide. La Perse chiite s’oppose à la dynastie ottomane turque ; les deux empires établissent leur frontière en 1514 à la bataille de Tchaldiran remportée par les Ottomans grâce à leur artillerie. Le cadre géopolitique est fixé durablement.
L’Iran s’identifie au chiisme venu d’Irak et s’intègre à l’identité perse. Un profond travail de réflexion ouvre la voie à des interprétations nouvelles du texte coranique : à la lecture littérale (le Zahir), s’ajoutent les interprétations cachées (batin) légitimées par les Imans, rapportées par les juristes religieux qui reçoivent leur mission de guidance de la communauté des croyants. La Wilaya el Faqih est l’ébauche d’un savoir sacerdotal chargé d’imposer la loi de Dieu au-dessus de la loi des hommes. Luizard montre comment la revitalisation du sentiment religieux suit les aspirations politiques des grands auteurs de la foi musulmane (Abduh, Rida). La révolution vient avec Khomeiny. L’arrivée au pouvoir du chiisme en Iran bouleverse le monde musulman. La Constitution iranienne affirme la responsabilité éminente du Guide religieux. Les institutions d’une constitution moderne (assemblée, présidence) sont soumises à des Conseils fondés sur la primauté du Guide religieux. L’Iran a ainsi établi un État religieux tandis que le sunnisme exige seulement de ceux qui exercent le pouvoir d’être de bons musulmans.
P.-J. Luizard poursuit son analyse autour de trois idées afin d’expliquer le monde contemporain : l’extension, qu’il appelle globalisation, des oppositions chiites-sunnites à de nouveaux espaces du monde musulman : le Pakistan, l’Inde, le Yémen. L’augmentation en second lieu de l’intensité de la discorde manifestée à travers l’affrontement des sunnites saoudiens et des Iraniens chiites. Enfin, une fragmentation des sociétés qui fait éclater les sectes doctrinalement proches, en noyaux combattants qui s’affrontent dans la violence en recherchant la destruction des autres courants de pensée. Au bout du processus, les mouvements qui, en 2011, ont caractérisé les « printemps arabes », expression d’un désir de liberté, sont récupérés. Le combat devient la règle de l’action. Ainsi, les Salafistes s’opposent aux Frères musulmans inspirés par l’Égyptien Sayyid Qubt dont on dit que Khomeiny lisait les œuvres, en particulier À l’ombre du Coran, lorsqu’il résidait à Najaf. Cet émiettement de la violence doctrinale caractérise le chaos actuel.
Les conclusions de Luizard inclinent au pessimisme. La méconnaissance de l’importance de la discorde entre chiites et sunnites par les puissances extérieures, les États-Unis en premier, mais la France a sa place qui n’est pas négligeable, ont contribué à détruire les États essentiels à l’équilibre moyen-oriental : l’Irak et la Syrie, demain peut-être le Yémen, pour ne pas parler de l’Afghanistan. Les tentatives pour réparer le désastre paraissent dérisoires. Les facteurs ethniques, notamment les Kurdes utilisés par les Américains comme supplétifs et qui demandent aujourd’hui leur dû, compliquent très sérieusement les espoirs de règlement raisonnable. Ce livre de P.-J. Luizard, qui clarifie les formes et les racines du conflit, n’éclaire qu’un champ de ruines où chaque parti cherche à détruire l’adversaire sans pouvoir remporter la victoire, sans même pouvoir établir une fiction de solution à la libanaise où chacune des tendances de l’Islam trouverait une place, pour ne pas parler des Chrétiens en voie de disparition. Tout cela avec la participation, certains diront la complicité, des grandes puissances uniquement occupées par leurs intérêts immédiats. « Sur la rive du fleuve, dit le psaume biblique (c’est une femme qui parle) je me suis assise et j’ai pleuré. » C’est la seule conclusion d’ensemble de l’étude de P.-J. Luizard.