La pensée et la guerre
La pensée et la guerre
Jean Guitton (1901-1999) fut l’un des quelques philosophes qui s’intéressèrent au phénomène guerrier et à la stratégie. Cet intérêt ne lui vint pas par hasard. En effet, ainsi qu’il l’expliquait dans ses conférences à l’École supérieure de guerre entre 1952 et 1976, conférences qui viennent d’être opportunément rééditées : « Il existe un rapport secret entre les méthodes de l’homme de guerre et les méthodes de l’homme de pensée et… elles peuvent, comme le pensait Descartes de la géométrie et de l’algèbre, s’éclairer et se fortifier l’une par l’autre. » Guitton nous rappelle d’ailleurs à cet égard que le père de la philosophie française était à la fois un philosophe et un soldat.
On peut ainsi montrer qu’il existe une correspondance entre la philosophie prédominante d’une nation à une époque donnée et les méthodes qu’elle applique aux techniques, fût-ce la stratégie. On a ainsi pu relever, à la fin de la Première Guerre mondiale, le caractère « cartésien » de la méthode de Foch et le caractère « kantien » du système de Ludendorff. Dans sa conférence sur Foch, Guitton oppose une méthode française qui repose sur l’analyse des probabilités, afin d’augmenter le degré de certitude d’une action envisagée, et une méthode allemande qui repose sur le risque, sur un pari.
Cette analyse des probabilités fut brillamment mise en œuvre, dans la plupart de ses campagnes, par Napoléon, dont on pourrait rappeler ici son goût pour les mathématiques. Guitton nous rappelle à cet égard les mots de l’Empereur dans une lettre à Madame de Rémusat : « La science militaire consiste à bien calculer toutes les chances d’abord, et ensuite à faire exactement, presque mathématiquement, la part du hasard… Or, ce partage de la science et du hasard ne peut se caser que dans une tête de génie, car il en faut partout où il y a création et certes la plus grande improvisation de l’esprit humain est celle qui donne une existence à ce qui n’en a pas. Le hasard demeure donc toujours un mystère pour les esprits médiocres et devient une réalité pour les hommes supérieurs. »
Dans les cinq conférences réunies ici, se trouve un leitmotiv qui résume le fond de la réflexion de Jean Guitton en ce domaine : « L’art de la guerre est l’art d’éviter la guerre, en agissant sur le psychisme par le psychisme, par la crainte, la paralysie et la dissuasion. » Il est analysé notamment dans la quatrième conférence, « La pensée hégélienne et la conduite de la guerre » : « L’usage des armes dans la guerre vise un résultat d’un autre ordre que l’arme. Il ne s’agit pas de réduire une arme opposée, mais d’agir sur le psychisme de celui qui porte cette arme adverse et qui est un homme. En d’autres termes, l’arme n’est jamais qu’un moyen, entre plusieurs autres, pour provoquer chez l’adversaire la conduite de la peur, qui l’amène à subordonner sa volonté à la vôtre, ce qui est le seul but de la guerre. » Idée très moderne, dont l’origine est à retrouver chez Clausewitz, mais qui sera ensuite développée par l’Italien Giulio Douhet et les théoriciens américains du bombardement stratégique de Mitchell à Warden.
Enfin, la cinquième et dernière conférence ébauche une très stimulante « philosophie de la dissuasion à l’ère nucléaire » fondée sur le pari pascalien et sur la notion d’enjeu infini.
Ces conférences demeurent aujourd’hui très actuelles à l’âge du terrorisme de masse. Ainsi que le résume Martin Motte dans son introduction à l’une des conférences, « la rationalité stratégique consiste à proportionner les moyens et les objectifs. Mais on ne peut proportionner que des grandeurs finies. Se fixer des objectifs infinis, c’est donc nécessairement sortir de la rationalité stratégique. » Ce qui nous laisserait penser, selon Motte, que l’actuelle vague de djihadisme finira par périr du même déni de réalité que l’hitlérisme.
L’enjeu est capital car, ainsi que nous le rappelle Jean Guitton, « l’art de la guerre est une technique qui, malgré le mal de la mort qu’il manie, vise un bien : préserver une nation de cet échec radical que serait la perte de son indépendance. »