1929 jours
1929 jours
« Nul homme sensé ne peut préférer la guerre à la paix puisque, à la guerre, ce sont les pères qui enterrent les fils alors que, en temps de paix, ce sont les fils qui enterrent les pères », disait Hérodote en son temps. Avec 1929 jours, ouvrage dont le titre évoque le décompte sans fin d’une mère depuis la mort de son fils en Afghanistan, cet antique constat reprend vie au fil des pages.
Fruit de deux années de rencontres avec les parents, les veuves et les soldats frappés par la perte d’un fils, d’un époux ou d’un camarade, cet ouvrage à la fois poignant et pudique nous plonge dans le deuil si particulier qu’est le « deuil de guerre ». Journaliste-photographe ayant suivi en 2010 les troupes françaises déployées en Afghanistan, Nicolas Mingasson a en effet recueilli quelques années plus tard auprès des familles et des proches des quatre-vingt-dix soldats tombés sur cette terre lointaine une série de témoignages qu’il s’est attaché à structurer pour raconter la réalité de ce qu’il nomme un « deuil sans repos ». Car c’est bien d’un récit qu’il s’agit. Un récit sans pathos excessif, mais d’une grande humanité.
Tout commence par le « avant » : depuis l’engagement pas toujours bien compris d’un fils dans l’armée jusqu’à l’annonce du départ en Afghanistan, durant ce temps où la mort, même si elle est évoquée, ne peut encore vraiment se concevoir. Vient ensuite l’évocation du temps de l’absence, avec ses frustrations et ses incompréhensions, ses inquiétudes… et ses intuitions alors que les familles et le soldat prennent progressivement conscience que la mort est bel et bien une « hypothèse de travail », selon la formule de Michel Goya dans son ouvrage Sous le feu. C’est un camarade tombé dans le régiment, dans la compagnie. C’est la nouvelle d’une perte entendue ou lue dans les médias, qui confirme que l’être aimé est bien dans une zone de guerre.
Puis c’est la fin. Ou plutôt le début. Le début d’un tunnel marqué par un « choc d’une violence inouïe », selon le docteur Chaput interviewé en fin d’ouvrage. C’est, dès lors, tout le mérite de l’auteur de montrer comment la mort du soldat provoque une onde de choc vécue très différemment par les uns et les autres selon leur position. D’un côté, les frères d’armes qui, passé l’heure des hommages, doivent rapidement surpasser la sidération pour continuer leur mission, en luttant contre la tentation de la vengeance. Le deuil, ils ne le vivront vraiment qu’une fois de retour en France, plusieurs mois après. De l’autre, les familles confrontées à l’incrédulité, aux questions et surtout à l’attente du retour du corps de l’être aimé. Tous, à leur manière, relatent le propre du deuil de guerre : la solennité des cérémonies, la présence à la fois bienveillante mais parfois pesante de l’armée, l’incapacité à voir un corps qui n’appartient plus totalement à sa famille, les indélicatesses involontaires qui blessent profondément… Puis vient le temps long du deuil sans fin : « une fois la grille du cimetière refermée, tout s’arrête ! ». Les familles disent alors la solitude, le combat intérieur pour continuer à avancer, et surtout la « quête sans fin » de réponses pour étancher la soif de compréhension des conditions de la mort de celui qui n’est plus. Ce faisant, c’est le rôle de la vérité comme socle d’un deuil apaisé qui apparaît.
Malgré les modes communs qui relient tous ces parcours de souffrance entre eux, on note en revanche des approches très variables autour de la question du sens de l’engagement. Ce jeune homme mort sur le sol afghan, pourquoi a-t-il perdu la vie ? Est-il mort pour la France ? Mort pour les intérêts de la France ? Pour rien ? Est-il mort en héros ? Est-il la simple victime du fatum ? Ici, les familles et les frères d’armes y apportent des réponses parfois orthogonales. Toutefois, à la lecture de certaines réactions de proches des familles endeuillées, on ne peut s’empêcher de relever une perte de sens du sacrifice commun dans la société civile. Et de s’interroger sur les conséquences d’un tel manque de reconnaissance à l’égard du sens du devoir, sans même parler d’une absence totale de sens de la transcendance au sein d’une société.
Enfin, on ne saurait refermer ce livre sans y voir un appel à préparer le deuil de guerre, qui continue son œuvre depuis que la page de l’Afghanistan est tournée et qui la continuera aussi longtemps que des soldats combattrons pour la France. Si, comme le relève le docteur Chaput, le trauma causé ne pourra jamais vraiment s’anticiper, il n’en demeure pas moins que l’annonce de la mort du soldat à sa famille – mais aussi, d’une manière bien différente, à ses frères d’armes – peut se préparer pour éviter d’ajouter du mal au mal. Des réflexions comme celle de Sous le feu de Michel Goya ont certainement contribué indirectement à sauver des vies en préparant mentalement les combattants à entrer dans la zone de mort des combats. De la même manière, gageons que l’ouvrage de Nicolas Mingasson puisse lui aussi aider à sauver la vie de ceux qui demeurent vivants.