Depuis le premier Livre blanc de 1972 et jusqu’à la Revue stratégique de cet automne, l’usage de la notion de « crise » s’est accru pour traduire la perception de l’instabilité internationale. Face à l’inflation de la typologie de ce concept, il est nécessaire de pouvoir mieux étudier les crises actuelles mais aussi de se doter des moyens de faire face à celles de demain.
Contrepoint - La Revue stratégique et les Livres blancs : la notion de crise
Counterpoint – The French Strategic Review and Livres blancs: the Notion of Crisis
From the first French Livre blanc, in 1972, through to last autumn’s Strategic Review, there has been greater use of the notion of crisis to convey a perception of international instability. To combat the increasingly hackneyed use of both word and notion, we need to be able to study current crises more effectively and to afford ourselves the means to face up to those of the future.
En 1976, Edgar Morin publiait un article intitulé « Pour une crisologie » dans lequel il constatait la généralisation du recours à la notion de crise, ce qui l’avait « vidée » de sa substance et en avait fait un terme « creux à force d’usage » (1). Ce constat semble toujours vérifié dans un grand nombre de domaines, notamment celui de la stratégie où la notion de crise est synonyme d’indécision, d’instabilité ou d’incertitude alors qu’elle renvoie plutôt à la décision, à la perception d’un accroissement du risque de guerre civile ou étrangère, à une situation de complexité où les plans et procédures traditionnels sont balayés par la multiplication de problèmes souvent de natures différentes qui doivent être traités sous la pression de l’urgence et du stress (2). Nous avions déjà eu l’occasion de souligner que l’usage du terme crise dans le Livre blanc de 2013 paraissait trop extensif, ce qui limitait sa dimension stratégique (3).
Notre hypothèse est double. D’une part, dans un grand nombre de cas le recours au terme crise est rhétorique et répond à des impératifs plus politiques que stratégiques. Il sert à nommer l’inconnu et l’incertain : des situations perçues comme graves et instables ou des formes hybrides, asymétriques, irrégulières de certains conflits contemporains. Il peut également traduire la volonté de construire un objet de sécurité pour l’inscrire à l’agenda politique. D’autre part, l’absence de construction stratégique et opératoire de ce concept induit des confusions et limite considérablement la formulation de réponses adaptées aux situations qualifiées de « crises ». La publication récente de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale donne l’occasion de réinterroger l’usage qui est fait du terme crise dans ce document dont la portée est majeure puisqu’il alimentera la loi de programmation militaire à venir. À partir d’une étude quantitative et comparative qui met en perspective les termes crise, guerre et conflit dans les différents Livres blancs sur la défense et dans la Revue stratégique nous avons cherché à vérifier notre double hypothèse et à interroger à la fois les écueils de ces textes et leur intérêt dans l’élaboration des stratégies de pilotage des crises (4).
Les crises dans les Livres blancs (1972-2013)
Dans le Livre blanc de 1972, l’usage du terme crise est limité. Le texte prend acte des « mutations » qu’implique le fait nucléaire et la place qu’occupent désormais les stratégies indirectes génératrices de crises localisées auxquelles une stratégie intégrale doit répondre (p. 10). Il réserve le terme crise pour qualifier des phénomènes d’accroissement des tensions négatives localisées qui sont la conséquence des stratégies indirectes mises en place dans le cadre de la dissuasion. La crise est ainsi envisagée comme une forme de conflictualité alternative à la guerre totale à laquelle répond la « manœuvre dissuasive », capacité de gestion de crise interarmées, potentiellement multilatérale. Elle se traduit par une stratégie d’évitement des logiques de montées aux extrêmes qui est destinée à « préserver la liberté d’action politique du gouvernement » (p. 20).
Il reste 86 % de l'article à lire
Plan de l'article