La maîtrise de l’arme nucléaire par la Corée du Nord s’inscrit dans une logique géopolitique cohérente visant à renforcer le pays dans un jeu complexe entre Pékin et Washington. La politique conduite par Pyongyang rappelle par certains faits les choix du général de Gaulle pour se donner en son temps – via la force de frappe – une autonomie décisionnelle complète.
Kim Jong-un, le Général et la bombe…
Kim Jong-un, the General and the bomb
North Korea’s mastery of nuclear weapons is part of a coherent, though complex geopolitical game aimed at strengthening the country’s position with respect to Beijing and Washington. Nevertheless, some elements of Pyongyang’s policy remind us of the choices made by General de Gaulle to establish the French nuclear strike force, in order to give him complete decisional independence.
Faut-il que l’actualité obscurcisse le ciel au point qu’on en oublie, dans l’art stratégique, la genèse de la dissuasion et les débats de haut vol qui s’ensuivirent au début des années 1960 ? À cette époque, le vilain canard nucléaire était français et s’appelait le général de Gaulle. Il est vrai que les circonstances étaient tout autres et qu’en particulier nul traité ne venait brider puis interdire l’accès au nucléaire militaire des prétendants potentiels. La France affirmait alors sa volonté de s’insérer en tiers dans un jeu limité aux deux Grands, la Chine et la Grande-Bretagne s’inscrivant l’une et l’autre (au moins initialement pour la première) dans ce bipolarisme. Ne faisons donc pas d’anachronisme entre ce que fut la situation de la France gaullienne et celle du Nord-Coréen Kim Jong-un en 2017. Et pourtant…
Une logique bipolaire
Une guerre froide s’est effectivement suspendue en 1991 avec la dissolution de l’Union soviétique, une des deux superpuissances nucléaires de ce temps, que la compétition avec les États-Unis avait contrainte, au moins pour un temps et sur le plan économique, à abandonner la partie. Il ne pouvait d’ailleurs pas en être autrement à terme, car, selon la formule de Raymond Aron, si la paix entre elles paraissait impossible, la guerre était tout autant improbable en raison même du caractère extravagant de l’arme atomique. En réalité, on en est toujours là, comme le montre la rivalité sino-américaine, car le tropisme du monde – idéologiquement au moins – tend à la dualité, aussi simpliste soit-elle, entre les « bons » et les « méchants », puis à l’alignement de la plupart d’entre eux derrière leurs champions.
Le propre des grandes puissances nucléaires, celles qui peuvent brandir l’argument massue de « destruction mutuelle assurée », est d’être obligées d’une part de ne pas gaspiller leur capital nucléaire dans des querelles subalternes au risque de donner une prime à l’adversaire, d’autre part de déporter leurs rivalités, voire leurs antagonismes, sur d’autres terrains – géographiques, idéologiques ou économiques. Il y a de ce fait une forme de dissuasion par une neutralisation réciproque au niveau des superpuissances qui a assuré sinon la paix du moins le maintien d’un statu quo mondial, une sorte d’équilibre par la rationalité des enjeux, artificiel, mais finalement solide. Cette logique a valu pendant quarante ans entre l’Union soviétique et les États-Unis malgré l’accumulation par les deux Supergrands, au plus fort des années 1980, de dizaines de milliers d’armes nucléaires, alors que les deux protagonistes menaçaient de poursuivre cette course presque sans limites jusqu’à la « guerre des étoiles ». Elle vaut toujours d’une certaine manière pour ces deux « empires nucléaires », même si les enjeux mondiaux se sont considérablement dégonflés et si la Russie d’aujourd’hui s’est replacée, par la force des choses, sur des stratégies plus régionales et conventionnelles. Elle vaut aussi dans la compétition qui prévaut désormais entre les deux géants économiques qu’est depuis peu la Chine et que demeurent les États-Unis. Sans disposer d’un arsenal nucléaire aussi considérable que les anciens belligérants de la guerre froide, la Chine détient suffisamment d’armes et de vecteurs pour « saturer » le terrain nucléaire et déclencher à son profit la logique de la dissuasion par la neutralisation réciproque. Par ailleurs, là où l’inefficacité économique de l’Union soviétique a contraint celle-ci à l’abandon, la République populaire de Chine a su, avec un pragmatisme et un sens stratégique redoutables, devenir le challenger des Américains en même temps qu’une véritable superpuissance économique reconnue. Assurée de cette double garantie, nucléaire et économique, la Chine peut maintenant faire valoir avec force ses droits à la puissance globale face à des compétiteurs – essentiellement américains – dans un climat feutré et des sous-entendus conflictuels qui sont des formes dégradées et latentes de guerre froide.
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