Raspoutine
Raspoutine
Qui était Grigori Efimovitch Raspoutine ? Possédait-il réellement des dons de guérisseur ? Quels types de relations avait-il avec la famille impériale ? A-t-il influencé la politique russe ? L’ouvrage d’Alexandre Sumpf, maître de conférences à l’université de Strasbourg, ambitionne évidemment de répondre à ces trois questions que nous nous posons tous, mais pas seulement. Une bonne moitié du livre s’intéresse en effet aux représentations du personnage Raspoutine, dans les mémoires de témoins bien sûr, mais aussi et surtout dans les innombrables œuvres de fiction qui lui furent consacrées dès l’année 1917 : romans, pièces de théâtre, courts et longs-métrages, dessins animés, bandes dessinées, hits musicaux, jeux vidéo… En ce sens, il est précieux pour les lecteurs qui s’intéressent au personnage en tant que tel.
Sur les questions que nous avons évoquées plus haut, l’auteur n’apporte guère de révélations mais passe au crible les différentes hypothèses qui s’affrontent encore.
Ainsi, Sumpf nous rappelle que si le starets possédait, selon certains, un pouvoir magnétique manifeste et passait pour un guérisseur de premier ordre (un rebouteux dirait-on dans nos campagnes), les cas de guérisons qui lui sont imputables restent peu nombreux et semblent plutôt réservés aux proches de la famille impériale. Aucun paysan n’a jamais été guéri de quoi que ce soit par Raspoutine, qui ne possédait en particulier
aucune connaissance des plantes médicinales. En outre, on remarque que « fort en cour auprès de certaines classes de la bourgeoisie pétersbourgeoise, (il) ne fréquente pas la bohème des artistes, n’apparaît pas plus dans les salons littéraires, et ne “séduit” ou ne suborne aucune actrice de théâtre ou de cinéma. » Ainsi, « par ses fréquentations, il demeure ce qu’il était en arrivant à Petrograd : un religieux, plus apte à frayer dans une bonne société aisément impressionnable qu’à briller dans les maisons les plus en vue. »
Cette remarque nous laisse entrevoir que les « pouvoirs » de Raspoutine avaient sans doute plus à voir avec les individus à qui ils s’adressaient qu’avec des dons réels.
Il en était de même dans ses rapports avec la famille impériale. Pierre Gilliard, le précepteur suisse du tsarévitch, expliquait que, rusé comme il l’était, Raspoutine se renseignait en permanence sur tout ce qui se passait à la Cour et sur les sentiments intimes des souverains, ses « paroles prophétiques » ne venaient donc, le plus souvent, que confirmer les vœux secrets de la tsarine neurasthénique. Ainsi, « sans s’en douter, c’était elle qui inspirait “l’inspiré”, mais ses propres désirs en passant par Raspoutine prenaient à ses yeux la force et l’autorité d’une révélation. »
Son influence politique était ainsi limitée, à l’exclusion des cas où, cédant aux nombreuses sollicitations qu’il recevait chaque jour, il obtenait du tsar telle ou telle nomination d’un ministre ou d’un fonctionnaire. Dans ses Mémoires, l’ambassadeur français Maurice Paléologue considérait d’ailleurs qu’« il était incapable de jouer un rôle parce qu’il était incapable d’en apprendre aucun. C’était un rustre, un primitif, d’une ignorance crasse. » Le cinéaste soviétique Elem Klimov, réalisateur d’un film mythique sur la fin du régime tsariste (L’Agonie, 1976), confirme cette interprétation : Raspoutine était « le fruit de son époque, celle de la crise profonde du pouvoir et des classes dirigeantes. […] Et quelque influent que puisse paraître Raspoutine, on le manipulait. Il n’était pas le sujet, mais l’objet du grand jeu. »
Quoi qu’il en soit, son assassinat le 16 décembre 1916, sous les coups du prince Youssoupoff, du député Pourichkévitch et du grand-duc Dimitri Pavlovitch, neveu du tsar, déchaîne la joie des habitants de Petrograd : « Au début la joie fut immense ; on était plein d’espoir ; le mal paraissait écarté ; tout désormais irait pour le mieux. L’annonce de cette mort dans les théâtres provoquait l’enthousiasme ; on chantait l’hymne national. » C’était oublier, comme le rappelle Alexandre Sumpf, que si le prédicateur avait « été éradiqué comme une maladie », il n’était en réalité « qu’un symptôme. » Il « incarne une situation jugée insupportable, il symbolise les travers immuables de la Russie restée engluée dans son obscurantisme paysan. Il est la cible idéale d’une croisière facile. »
Ce drame annonça en effet pour beaucoup d’observateurs la révolution qui couvait. Deux mois plus tard, le régime de Nicolas II était renversé. ♦