Corap - Bouc émissaire de la défaite de 1940
Corap - Bouc émissaire de la défaite de 1940
La défaite de mai-juin 1940 reste un traumatisme majeur de notre histoire contemporaine, en particulier pour la communauté militaire, avec l’interrogation sur le pourquoi de cette défaite et notamment l’attribution et le partage des responsabilités entre dirigeants politiques et chefs militaires.
À cet égard, le fiasco du procès de Riom imposé par Vichy a démontré la difficulté d’un tel processus expiatoire. Paradoxalement, il serait intéressant d’étudier comment l’armée d’armistice a analysé les causes de la débâcle sur le plan opératif et en a tiré des conclusions (1) qui, hélas, ne furent pas mises en œuvre en novembre 1942. Erreurs d’appréciation, erreurs de décisions, choix malheureux des chefs militaires incapables de réagir… Mais aussi retard dans les équipements, doctrine inadaptée, choix politique hasardeux… La liste est hélas trop longue. Et ce n’est pas un hasard si Marc Bloch écrivit L’étrange défaite soulignant ce mélange d’abattement face à l’effondrement non seulement des Forces armées mais aussi de l’État, de ses institutions civiles et de la nation française face à la déferlante nazie. Il fallut aussi désigner des boucs émissaires responsables de cette déroute sans précédent. Le général d’armée André Corap fut le premier à être accusé de la réussite de la percée allemande dans les Ardennes par le président du Conseil Paul Reynaud lors d’un discours au ton défaitiste le 21 mai au Sénat. Corap fait ainsi partie des battus depuis cette date et porterait sur lui la cause de la défaite.
Il faut donc souligner ici l’importance de la biographie proposée par Max Schiavon sur Corap. Il s’agit, au-delà du simple devoir de mémoire, d’une véritable leçon d’histoire passionnante remettant en lumière certaines vérités injustement oubliées. En retraçant la vie et la carrière du général, c’est découvrir des aspects oubliés de notre passé militaire, en particulier l’entre-deux-guerres car, au final, le désastre de 1940 date de bien avant, à cause d’une politique militaire conduite sans aucune vision stratégique mais uniquement pour répondre à des besoins de politique politicienne où l’aveuglement des décideurs face à la montée du nazisme et au réarmement allemand a été sidérant.
La qualité du travail de Max Schiavon, outre sa parfaite maîtrise de la période, repose également sur l’exploitation des cahiers privés rédigés par Corap de 1900 à 1940. Ce témoignage brut apporte ainsi un éclairage précieux pour mieux comprendre l’officier mais aussi sa pensée et les actions qu’il conduisit tout au long de sa carrière militaire.
Le parcours d’André Corap, né le 15 janvier 1878 à Pont-Audemer en Normandie, est illustratif du parcours d’excellence type IIIe République et de l’ascension au mérite. Issu d’un milieu modeste, il bénéficie de l’appui d’un couple d’industriels locaux, les Corbeau, qui vont financer ses études et lui permettre d’intégrer dès l’âge de dix-sept ans, l’ESM de Saint Cyr où il est classé 8e et le plus jeune. Il excelle à l’ESM (2), ce qui lui permet de choisir le 1er Régiment de tirailleurs algériens et de ce fait l’Armée d’Afrique. C’est ainsi vouloir participer à l’aventure coloniale qui donne une nouvelle puissance à la France et être assuré d’une vie militaire opérationnelle intense, loin de la routine des garnisons de métropole.
Ces années d’apprentissage militaire vont être décisives, en lui faisant découvrir des zones tribales encore insoumises. Ses qualités d’officier lui permettent très vite de réussir le concours de l’École supérieure de guerre créée en 1876 qu’il intègre en 1905 avec la 31e promotion. Deux ans après, il repart pour l’Afrique du Nord et va participer à la conquête du Maroc sous la direction de Lyautey. À la veille de la Première Guerre mondiale, il est à l’État-major de l’Armée, boulevard Saint-Germain comme officier traitant, confirmant tous les espoirs de ses chefs.
Durant le conflit, ses qualités et sa rigueur professionnelle vont en quelque sorte l’empêcher de participer aux combats en première ligne. Il va servir en état-major, s’occupant notamment de logistique durant les premiers mois. Très vite, il va rejoindre le GQG et alterner les postes de responsabilité, mais rarement en première ligne, à cause de ses compétences précieuses, d’où une réelle frustration personnelle.
À l’issue de la guerre, il travaille au 3e bureau aux côtés de Foch et Weygand. En 1924, il est promu colonel et peut enfin retourner au Maroc, protectorat français depuis 1912. Ces années vont être décisives avec la guerre du Rif et la rébellion conduite par Abd el-Krim. Corap va s’y révéler comme un chef infatigable, courageux et audacieux. Les combats dans cette région montagneuse, aride et hostile, sont particulièrement difficiles, dans un contexte d’opposition larvée entre les autorités civiles dirigées par le Gouverneur Steeg – avec des pratiques douteuses de discussions parallèles – et les autorités militaires. Au final, Corap en prenant l’initiative, obtient le 26 mai 1926 la reddition du chef rebelle. Cette victoire fait du colonel un véritable héros qui a su démontrer toute sa valeur de guerrier, en confirmant ainsi tout le potentiel d’un grand chef.
À son retour en France, il est désigné pour suivre les cours du CHEM et en avril 1929, il est promu général. Il va désormais exercer des postes à responsabilités, avec à chaque fois la reconnaissance de ses supérieurs mais aussi avec beaucoup de lucidité sur l’état réel de nos forces – déplorable – et une organisation du commandement – bureaucratique et donc inefficace. Il en ressort aussi une vive critique de Gamelin dont l’objectif a été de remettre en cause les choix faits précédemment par Weygand à qui Corap voua une grande admiration.
Corap a eu cependant la joie de retrouver son cher Maroc comme commandant supérieur des troupes à partir de juin 1935 et jusqu’en novembre 1937, avec notamment le déclenchement de la guerre civile espagnole en juillet 1936 à partir du Maroc espagnol, introduisant une inquiétude légitime sur la stabilité de la région. À son retour, c’est un commandement à Amiens alors que la menace allemande devient désormais la préoccupation du commandement français sans pour autant que celui-ci prenne la pleine mesure du danger. Les années qui vont suivre vont être celles de la montée des périls. Corap dans ses différentes affectations a exprimé régulièrement ses inquiétudes, en particulier dans l’exécution de ses missions avec des moyens notoirement insuffisants qu’il souligne dans de multiples écrits envoyés à sa hiérarchie.
La déclaration de guerre à la suite de l’attaque de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre est la conséquence inéluctable de la dégradation de la situation internationale. Pour Corap, comme pour l’ensemble des chefs militaires français, l’heure de vérité débute et va durer des mois durant cette drôle de guerre. Corap ne cesse de se heurter à l’inertie, au manque de moyens et à la non-prise en compte de ses avis et propositions.
Le général, désormais à la tête de la 9e Armée dans les Ardennes, va s’appliquer à préparer avec rigueur et méthode les différents plans préparés par Vincennes… À de nombreuses reprises, il souligna que le massif ardennais ne constituait pas un véritable obstacle à la progression de blindés. Au point d’ailleurs d’indisposer Billotte et Gamelin, sûrs de leurs choix stratégiques. Lorsque les Allemands déclenchent leur offensive le 10 mai, il est de fait trop tard. À la lecture détaillée du chapitre intitulé « le moment de vérité », on s’aperçoit que les unités françaises ont bien déroulé le plan Dyle. Corap n’a qu’un objectif : exécuter les ordres pour effectuer la manœuvre reçue. En cinq jours, le drame est pourtant inéluctable face à la supériorité allemande – dont un appui aérien très efficace – et sans équivalent français. Le chef de la 9e Armée a d’ailleurs très vite compris que l’effort principal – le Schwerpunkt – de l’ennemi était dans sa zone, la plus faible de la ligne de front envisagé par le GQG, contrairement aux estimations de Gamelin. Malgré tous les efforts de Corap et des unités sous ses ordres, le 15 mai la situation est critique, tant le rapport de force a été constamment en défaveur des Français. Dès lors, le sort de Corap est scellé. Gamelin décide que Giraud – à la réputation plus offensive – prendra la place de Corap à la tête de la 9e Armée, imputant de facto à celui-ci l’échec de la défense dans les Ardennes. Les jours suivants sont à la fois une descente aux enfers pour les armées françaises mais aussi pour Corap, privé de commandement et désormais livré en pâture à l’opinion publique suite aux déclarations de Paul Reynaud devant le Sénat. Corap va se replier, comme le reste des armées françaises, attendant toujours un signe du GQG. En vain. Le 29 juin à Montauban, dans le chaos de la débâcle et de l’Armistice, il quitte définitivement l’uniforme.
Début juillet 1940, il regagne la demeure familiale à Fontainebleau, se contentant désormais d’être un observateur réfugié dans le silence. Au printemps 1942, il refuse de reprendre le combat en Afrique du Nord, se considérant désormais trop vieux pour commander d’autant plus que sa santé commence à se dégrader. La mort de son fils au combat en novembre 1944, officier de char, l’affecte profondément. Il meurt le 15 août 1953. Lors de ses obsèques, le Maréchal Juin témoigne à la fois de sa considération envers le général Corap mais aussi du fait qu’il n’était en rien responsable de la défaite de 1940.
Cette biographie, passionnante de bout en bout, devrait être lue non seulement par les passionnés d’histoire, mais aussi par les décideurs politiques et militaires tant le parcours de Corap illustre cette difficulté de compréhension mutuelle entre la toge et l’épée. Le débat des années 1930 reste riche d’enseignements surtout aujourd’hui, où la sécurité mondiale semble ébranlée par les nouveaux nationalistes. ♦
(1) La création de l’arme de transmissions le 15 février 1942 est un exemple des « lessons learned » avec le constat de la défaillance des liaisons de commandement. En séparant de l’arme du Génie les unités de transmissions, l’objectif était de donner des capacités spécifiques et une meilleure efficacité sur le terrain.
(2) Il appartient à la promotion « Première des grandes manœuvres » (1896-1898). Parmi ses camarades de promotion, il faut noter Catroux et Freydenberg, ce dernier fut rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale.