En 1914, la Marine nationale – marquée par les choix techniques et doctrinaux de la Jeune École – n’est plus à la hauteur des besoins stratégiques, contrairement à la Royal Navy forte de ses cuirassés du type Dreadnought et à la marine du Reich allemand. Aujourd’hui encore, les leçons de l’échec de la Jeune École restent pertinentes d’autant plus que la maîtrise des mers est redevenue un facteur de puissance.
À l’heure de la compétition et de l’innovation, quelques leçons de la « Jeune École »
Lessons to be Learned from the Young School at a Time of Innovation and Competition
In 1914, the French Navy had been greatly influenced by technical and doctrinal thinking of the young school, and was no longer able to fulfil France’s strategic needs. That was in contrast to the Royal Navy, with its Dreadnought battleships, and to the Kriegsmarine. The lessons learned from the failures of the young school remain as pertinent as ever—the more so since command of the sea has again become a significant factor of power.
Il y a bientôt un siècle s’achevait le premier conflit mondial, qui vit la Marine française se transformer au cours de quatre années de labeur tenace dans l’ombre de l’immensité maritime. Or, en examinant les conditions d’entrée en guerre de la Flotte de 1914, les historiens considèrent unanimement, à juste titre, que celle-ci n’était pas prête. Parmi les raisons de cette impréparation, les conséquences des théories de la Jeune École occupent une place de choix, aux côtés de l’incapacité récurrente de la IIIe République naissante à assurer une continuité dans l’effort naval. Matrice capacitaire et intellectuelle de la marine de la fin du XIXe siècle, ce courant de pensée « matérialiste » né dans les années 1880 porte en effet une part de responsabilité dans le retard de la France dans la course aux armements navals avant 1914. Largement commentée, parfois jusqu’à la caricature, cette errance de l’histoire navale française pourrait sembler un sujet éculé. La messe serait dite : nos anciens se sont fourvoyés, la page est tournée. Pour autant, un siècle plus tard, n’a-t-on plus rien à tirer de cet épisode ? Il semble au contraire qu’une brève immersion dans cette page d’histoire navale n’est pas inutile, pour deux raisons. D’une part, car le contexte international et technologique d’aujourd’hui est à de nombreux égards similaire à celui du tournant du XIXe siècle, en particulier dans le domaine naval. D’autre part, car nos anciens n’étaient pas moins lucides que nous : notre temps n’est pas immunisé contre les dérives d’hier. Aussi, sans prétendre rendre compte de toute la complexité d’une époque particulièrement dense sur le plan des idées, où les responsabilités s’entremêlent, nous nous attachons ici, après avoir brossé un synthétique état des lieux des errements de la Jeune École, à proposer quelques leçons pour le présent.
Les erreurs de la Jeune École
Comme toute école, la Jeune École a un fondateur, des continuateurs zélés et des disciples mal avisés ou opportunistes, entre lesquels une distinction est nécessaire. Sa période d’influence (1882-1905) (1) est par ailleurs suffisamment longue pour que l’on ne puisse faire abstraction des évolutions de contexte, au risque de verser dans la caricature. Pour autant, certaines idées forces la caractérisent, réparties entre intuitions géniales et graves erreurs aux lourdes conséquences. C’est à ces erreurs que nous allons nous intéresser.
Père de l’école, l’amiral Aube (1826-1890) développe une pensée critique à une époque de grande émulation technique dans le domaine naval, dans un contexte où la France est isolée entre une Triplice fraîchement signée (1882) et une Grande-Bretagne encore hostile. L’Italie arme alors fortement sur mer, et la flotte allemande est encore embryonnaire. Fondant son analyse sur le caractère changeant des outils de la puissance navale, Aube estime que les enseignements des grandes batailles navales du passé sont rendus caducs par de nouvelles armes – en particulier la torpille et la mine – agissant comme des égalisateurs de puissance (2). Suggérant d’en tirer parti, il propose que la France utilise sa marine selon deux axes : d’une part, une guerre des côtes à base de torpilleurs pour s’affranchir du risque de blocus rapproché, et, d’autre part, une guerre de course à base de croiseurs dans une approche du faible au fort. S’il n’exclut pas totalement une guerre d’escadre, celle-ci est vue comme secondaire, dans une approche du fort au faible face à l’Italie ou localement en Méditerranée occidentale face à la Royal Navy (3).
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