Comparer la situation crispée aujourd’hui avec la Russie ne signifie pas un retour à la guerre froide lorsque la rivalité États-Unis/URSS s’appuyait sur des idéologies opposées. Certes, Moscou veut retrouver une place sur l’échiquier mondial mais ses moyens ne sont pas à la hauteur de ses ambitions.
« Nouvelle guerre froide », ou difficultés de redéfinir les relations avec la Russie ? (2/2)
A New Cold War, or Difficulty in Redefining Relationships with Russia?(2/2)
Today’s strained relations with Russia are far from indicating a return to the Cold War, a time when tension between the USA and the USSR stemmed from opposing ideologies. Moscow is clearly seeking to recover its place in the world, yet does not have the means to support its ambitions.
La métaphore de la nouvelle guerre froide offre un point d’ancrage rassurant dans le déséquilibre du monde contemporain. Tout d’abord parce qu’elle permet à Washington et à Moscou de conserver une prééminence symbolique. L’un parce qu’il se sent concurrencé par de nouvelles menaces, plus complexes et protéiformes, l’autre parce qu’il regagne de cette façon, en apparence plutôt qu’en fait, le podium des maîtres du monde dont il s’écroula au début des années 1990. De là l’intérêt pour le Kremlin d’alimenter le mythe d’une nouvelle guerre froide pour faire valoir ses intérêts géostratégiques, et valider dans l’opinion l’existence d’une « sphère d’influence » ou d’un « étranger proche » hérité de l’URSS, et qui devrait être maintenu dans son orbite. Car aujourd’hui la Russie n’est plus qu’une puissance régionale dont la mission n’est pas de changer le monde, mais bien de défendre ses intérêts nationaux. Elle conteste les valeurs occidentales plutôt qu’elle ne propose réellement un modèle alternatif de société. C’est en ce sens que le terme de « nouvelle confrontation idéologique » que l’on emploie souvent est impropre, même si la tendance de Moscou à tisser des liens avec des mouvements conservateurs et d’extrême droite dans l’objectif de s’en faire des relais d’influence est très claire (1).
Le système de dissuasion nucléaire, pilier de la guerre froide, a été remis en question par les États-Unis, dès lors qu’ils se sont retirés d’ABM (Anti-Ballistic Missile) en 2002 dans le but de développer leur système de bouclier antimissile en Europe de l’Est. Ce dernier est censé protéger les pays membres de l’Otan d’attaques provenant d’États « voyous », c’est-à-dire l’Iran ou la Corée du Nord. Le traité ABM, signé en 1972 par les deux superpuissances d’alors, représentait pourtant l’un des piliers majeurs de l’équilibre bâti durant la détente, et restreignait l’extension de la course aux armements vers l’espace. Sa non-reconduction nourrit la méfiance de la Russie, qui considère que les systèmes antimissiles déployés par l’Otan peuvent en réalité menacer son territoire et remettre en question un équilibre stratégique durement acquis. De plus, pour Washington, le principe de containment a cédé place à la pratique plus volontariste de prévention des risques susceptibles de se muer en menaces (2). Au lieu de l’ennemi numéro un clairement désigné des temps de la guerre froide, l’Otan est désormais confrontée à un « arc de crises », pour reprendre les termes de l’ancien secrétaire général de l’Otan Anders Fogh Rasmussen. L’Europe voit, depuis les guerres de Yougoslavie, la résurgence de conflits locaux et régionaux coûteux en victimes. Quant à la Russie, elle est, contrairement à l’époque de la guerre froide, délivrée des contraintes financières et stratégiques que lui imposerait une alliance militaire du type pacte de Varsovie. Cette réalité, couplée à l’absence de messianisme idéologique susceptible de l’enfermer dans une mission d’assistance militaire, comme ce fut le cas en 1979 lorsque l’URSS intervint en Afghanistan (3), lui permet d’avoir une politique étrangère plus fluide. Cette même fluidité est visible dans ses opérations extérieures : des actions ponctuelles, ciblées et contrôlées, afin de se prémunir contre le risque d’enlisement dans des conflits qui ne la concerneraient pas au premier chef. Par conséquent, la logique bloc à bloc d’hier cède aujourd’hui place, pour le Kremlin, à des entrées en matière bilatérales, lui offrant un format souple de partenariat. Ce dernier peut être de circonstance, comme c’est le cas avec l’Iran sur le dossier syrien. En l’espèce, Moscou et Téhéran ne sont pas alliés mais bel et bien partenaires : leurs objectifs à long terme divergent, puisque la Russie, contrairement à l’Iran, n’entend pas rester en Syrie, mais leur intérêt mutuel est de maintenir Bachar Al-Assad au pouvoir (4). De même que, face à l’affaiblissement des BRICS (Brazil, Russia, India, China, South Africa) et à la complexité du multilatéralisme, le Kremlin privilégie désormais les partenariats directs, avec la Chine notamment via le projet de nouvelle route de la soie (5).
Si l’on évoque parfois une « nouvelle course aux armements » (6), cette dernière est sans commune mesure avec celle qui opposa les deux superpuissances du XXe siècle. De nos jours, on ne peut pas parler de deux meneurs incontestés, tant en termes de potentiels militaires que de recherche technologique. Si compétition il y a, celle-ci est sectorielle (course cyber par exemple) et non globale, au regard du poids écrasant du complexe militaro-industriel américain, dont les dépenses s’élèvent à 611 milliards de dollars, celles de la Russie équivalant presque celles de l’Arabie saoudite (respectivement 69 et 64 milliards de dollars pour 2017) (7). Alors que l’époque de la parité conventionnelle et nucléaire entre Washington et Moscou appartient désormais au passé, l’objectif actuel de la Russie, eu égard à ses ressources limitées, est non pas de rattraper Washington, mais bien de gommer les asymétries technologiques dans certains domaines (radars ou cyber) et de développer ses capacités A2/AD (Anti-Access/Area Denial). Aussi, les systèmes anti-accès russes S-300 et S-400 sont-ils clairement destinés à contrecarrer les SA-20 et SA-21 de l’Otan et ainsi sanctuariser des territoires représentant un enjeu géostratégique majeur pour le Kremlin (Crimée, Kaliningrad) (8). C’est en outre une course multipolaire, où les États-Unis et la Russie ne sont pas les seuls protagonistes. Néanmoins, à la différence de l’époque de la guerre froide où la course était strictement encadrée par une série de traités – SALT (Strategic Arms Limitation Treaty), START (Strategic Arms Reduction Treaty), ABM, l’air du temps n’est plus à l’arms control, mais bel et bien à l’effondrement progressif de l’édifice bâti au début des années 1970 (9). Depuis 2014 et le retour de la guerre conventionnelle en Europe, on s’attend à une remontée en puissance des armées européennes et à une remilitarisation du Vieux Continent. Cette tendance se confirme avec la réunion des ministres de la Défense de l’Otan de juin 2015, et l’engagement pris d’augmenter le budget militaire des États-membres pour contrer une possible menace russe. En d’autres termes, la sécurité est aujourd’hui en Europe garantie par des moyens plus militaires que politiques.
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