De Lattre
De Lattre
Rédiger la biographie d’un grand chef militaire reste une tâche délicate entre l’analyse historique, la compréhension psychologique du sujet et la mise en perspective de l’intéressé et de son action dans le champ militaire lui-même. Et quand le personnage a été un acteur majeur de notre défense, le risque est grand de tomber soit dans l’hagiographie complaisante, soit dans un procès systématique visant à réduire le rôle de celui-ci.
Avec cette étude consacrée à Jean de Lattre, le commandant Ivan Cadeau, historien militaire au Service historique de la Défense (SHD), nous propose un travail remarquable, à la fois précis, bien écrit et objectif, faisant ressortir les lumières mais aussi les ombres et les doutes de ce guerrier à la fois éducateur novateur et « grand seigneur » attaché à ses prérogatives et à l’autorité. L’auteur, à travers la vie du Vendéen, retrace également près d’un demi-siècle non seulement de notre histoire militaire mais tout simplement de l’histoire de France tant le destin du Roi Jean a été étroitement lié à la France puisque sa carrière militaire a commencé en 1908 et s’achève en 1952 prématurément avec son décès à l’âge de soixante-trois ans. Il serait vain de vouloir résumer cet ouvrage tant il est riche de faits argumentés et d’analyses pertinentes.
Il y a cependant certains aspects saillants qui méritent d’être soulignés. D’abord, s’il fut un saint-cyrien à l’esprit brillant et un excellent cavalier, il apprécia peu la rigidité de l’École spéciale militaire (ESM). Cet anticonformisme se retrouvera d’ailleurs lorsqu’il sera stagiaire à l’École supérieure de guerre (ESG). Ce n’est donc pas un hasard si la formation et l’éducation des soldats furent une dimension essentielle de son rôle de chef militaire, du lieutenant au général d’armée qu’il fut, avec une attention à développer l’esprit d’initiative et l’aguerrissement des hommes.
Il arrive en unité en septembre 1912 à Pont-à-Mousson au 12e Dragons. C’est donc comme cavalier à cheval qu’il va entamer la Première Guerre mondiale où il connaît tout de suite l’épreuve du feu mais aussi les blessures. Devenu combattant à pied à partir de 1916, il rencontre aussi les épreuves du gaz de combat qui vont l’amener tout au long des années suivantes à se faire soigner en particulier au Mont-Dore, au cœur de l’Auvergne.
L’étape suivante fut le Maroc où de Lattre va s’astreindre à un fastidieux mais efficace travail d’état-major au 3e Bureau. Il va y rencontrer pour la première fois Alphonse Juin et les deux hommes seront dès lors en concurrence jusqu’à la fin. Cette période est intense avec la rébellion d’Abd-el-Krim dans la région du Rif. En 1926, il est enfin promu chef d’escadron mais doit alors préparer le concours de l’ESG, s’il veut pour- suivre brillamment sa carrière.
Elle sera relancée grâce à sa réussite au concours. À la même époque, il se marie avec Simonne Calary de Lamazière, de dix-sept ans sa cadette qui lui donnera un fils unique et aimé, Bernard. Son parcours va alors être celui d’un officier breveté en état-major qui va l’amener au Conseil supérieur de la guerre (CSG) en 1931.
De Lattre va ainsi intégrer la « Maison Weygand » – aujourd’hui, on emploierait le terme « écurie ». Cette affectation au CSG va lui permettre de découvrir le politico- militaire et la complexité des relations dans cette IIIe République fragilisée par les crises internes, l’absence d’une réelle politique de défense et la montée du fascisme puis du nazisme.
En 1935, c’est enfin le temps de commandement comme colonel à la tête du 151e Régiment d’infanterie à Metz avec 80 officiers et 3 000 sous-officiers et soldats, qu’il va transformer selon ses principes, au risque des critiques sur son attitude souvent cassante et hautaine envers ceux qui n’adhèrent pas pleinement à son style de commandement.
Le 23 mars 1939, à cinquante ans, il est promu général – le plus jeune de sa génération – pour se retrouver très vite engagé dans la « drôle de guerre » dont il refuse l’immobilisme et la routine. À la tête de la 14e DI, il parvient à conserver la cohésion de son unité et à se replier en bon ordre tout en se battant efficacement contre les troupes allemandes. Jusqu’en novembre 1942 et l’invasion de la zone libre, le général va être un acteur militaire du régime de Vichy notamment sur la question sensible de l’éducation de la jeunesse ; son école de cadres dans le village d’Opme, dans les faubourgs de Clermont-Ferrand, près du site historique de Gergovie, va constituer un champ pro- metteur d’expérimentation de juillet 1940 à septembre 1941.
Les événements de novembre 1942 constituent une rupture définitive. Refusant l’inaction face aux Allemands qui envahissent la zone Sud, sans que Vichy réagisse, de Lattre est arrêté par les autorités françaises avec la volonté manifeste de l’humilier. Jugé, il est condamné à dix ans de prison pour « abandon de poste », à défaut de pouvoir lui reprocher son attitude courageuse.
Il est alors incarcéré à la prison de Riom. En septembre 1943, il parvient à s’échapper bénéficiant de l’aide de son épouse et de son fils, mais aussi de complicités nombreuses. L’auteur souligne ici qu’il subsiste des questions sur cette évasion spectaculaire. Il rejoint Londres puis les Forces françaises libres. Son ralliement est à la fois un acte militaire mais aussi politique. Le général de Gaulle en lui conférant sa cinquième étoile, lui offre un rôle majeur avec la mission de préparer la reconquête du territoire national. La constitution de l’armée B avec l’incorporation des unités du corps expéditionnaire français (CEF) auréolées de la campagne d’Italie n’est pas aisée en raison des rivalités accumulées depuis l’été 1940. C’est aussi la difficile relation avec Juin.
Avec le débarquement de Provence le 15 août, c’est le début de l’épopée où l’armée B va remonter la Vallée du Rhône pour arriver jusqu’à la Plaine de l’Alsace où la réduction de la poche de Colmar n’a pas été facile et où la défense de Strasbourg libéré par Leclerc avait un objectif clairement politique. La rivalité Leclerc/de Lattre constitue aussi une tâche, durant cette période, où les egos respectifs ont eu pour effet des pertes supplémentaires. C’est également le cas en Allemagne où le rôle de De Lattre est aussi de conquérir une zone conséquente pour peser après la victoire. La participation du général français à la signature de la capitulation allemande à Berlin, outre sa satisfaction personnelle, montre que la France du général de Gaulle a réussi à arracher une place à la table des vainqueurs.
Le dernier tiers du livre couvre la période 1945-1952 ; c’est à la fois la reconstruction de la France avec la question de son modèle de défense et de l’autre la décolonisation forcée avec l’Indochine. De Lattre va être confronté à ces deux défis. Pour le premier, sa marge de manœuvre est d’autant plus réduite que de Gaulle est le chef, avec la pleine conscience que les armes le cèdent à la Toge, n’en déplaise à un chef militaire aussi prestigieux que de Lattre. Et lorsque de Gaulle a quitté le pouvoir, la IVe République ne fait pas de l’outil militaire sa priorité. D’où l’impact sur la carrière du général, certes couvert d’honneurs mais dont les postes successifs lui laissent peu de pouvoir réel. Se pose alors la problématique de la défense de l’Europe occidentale face aux Soviétiques. Ce sont les prémices de l’Otan et la cohabitation originale à Fontainebleau entre Monty et le Roi Jean, au final peu efficace tant les points de vue tactiques divergent, malgré l’entente de façade.
L’acte final se déroule en Indochine où la dégradation de la situation militaire oblige le gouvernement à jouer son va-tout en y envoyant le général. Et effectivement, l’électrochoc a fonctionné, avec la reprise en main énergique des troupes déployées sur le théâtre, avec des succès tactiques réels. Pourtant, de Lattre, dans ses rapports envoyés à Paris, est conscient que le succès politique est impossible. Il faut donc aller chercher l’aide des États-Unis d’autant plus que la guerre de Corée montre le besoin de ne pas laisser tomber l’Asie sous la coupe des communistes. La mission qu’il effectue aux États-Unis à l’automne 1951 est un succès, malgré la maladie qui commençait à le ronger. Quelques mois auparavant, en mai, son fils unique, lieutenant, est tué au combat. Ce drame va l’affecter profondément.
Il quitte le théâtre indochinois le 19 novembre 1951 – épuisé par les épreuves et le cancer – il décède le 11 janvier 1952. Ses obsèques sont l’occasion de funérailles nationales avec l’octroi du bâton de Maréchal. Il est alors enterré au côté de son fils Bernard dans le cimetière de Mouilleron-en-Pareds, cette cité vendéenne qui aura donné à la France un homme d’État, Georges Clemenceau et un héros militaire, Jean de Lattre.
À l’heure où les gloires militaires sont jugées « old fashioned », voire suspectes aux yeux d’une certaine Intelligentsia, cette biographie est la bienvenue et constituera une référence. On peut juste regretter le peu de références et une bibliographie plutôt courte – imposés par le format de l’ouvrage – qui seraient utiles pour compléter ce travail qui mérite toute l’attention des lecteurs de la RDN d’autant plus que la Revue eut l’honneur, en son temps, de publier le général Jean de Lattre de Tassigny (1). ♦
(1) « Essai d’adaptation de l’organisation militaire aux conditions futur