La Puissance moderne
La Puissance moderne
On le sait depuis Thucydide, ce n’est que sur mer que l’on peut vaincre une puissance maritime. Dans un livre à la fois captivant et stimulant, intitulé fort pertinemment La Puissance moderne, Raphaël Chauvancy, officier des troupes de marine, nous explique comment, à la fin du XVIIIe siècle, est intervenu un basculement géopolitique majeur de la part d’une puissance continentale qui devint véritablement pour quelques décennies une puissance maritime. Ce thème est également pour l’auteur le prétexte à une interrogation fructueuse sur la notion de puissance, considérée comme cadre d’analyse des rapports entre les États. L’ouvrage bénéficie d’une préface de Thomas Flichy de La Neuville qui ouvre des perspectives tout à fait intéressantes sur les nouveaux paradigmes de la puissance au XXIe siècle.
Cette puissance c’est la France. Il est en effet dans l’histoire des nations des moments particuliers, qui constituent de véritables opportunités stratégiques. Le règne de Louis XVI en est un. Traditionnellement, « ne pouvant lutter sur deux fronts, la France sacrifiait le large ». Mais sous Louis XVI, la donne change. « Le royaume mène une politique de puissance globale qui permet une bascule de ses priorités vers les mers grâce à la neutralisation du continent. L’Angleterre s’était réservé l’imperium des océans, elle se découvre soudain un rival. »
Comme l’exprime Chauvancy, « le Rhin comme horizon borné et menace permanente a toujours été notre croix nationale. Sous Louis XVI, la France la pose au bord du chemin pour intervenir en Amérique. Son motif premier est évidemment lié à une rivalité européenne avec l’Angleterre, mais elle signifie également que le vieil État terrien des Capétiens entre dans la course au rayonnement mondial. » Rivale de l’Angleterre, la France s’ouvre alors au monde et devient une puissance maritime. Le grand large offre des possibilités nouvelles à son commerce et à son influence.
Mais comment faire ? Comment pratiquer ce basculement vers le grand large ? Avec un beau sens de la formule, l’auteur nous explique que « la véritable puissance n’est pas tant celle qui frappe que celle qui dure », « elle ne consiste pas dans l’éclat d’une bataille gagnée mais dans la capacité d’utiliser la force coercitive dans la durée ». La puissance « se conçoit comme un réseau global, une conjonction de forces dont l’imbrication et la complémentarité constituent un maillage serré car, en termes de puissance, tout espace lacunaire est susceptible d’être exploité par ses adversaires. Nous entendons ainsi la puissance comme multiforme et synergétique ».
En effet, Louis XVI et ses ministres avaient compris que la véritable puissance militaire ne s’exprimait pas dans la guerre totale… « La puissance vraie est un réseau avec des nœuds et des connexions sur lesquels il faut agir pour perturber la puissance adverse. C’est une trame qui est tissée sur fond d’influence. » Influence, le mot est lancé. Dans ce domaine, notre pays partait d’une position privilégiée.
La France bénéficiait déjà d’une position hégémonique en matière culturelle, grâce à la diffusion de sa langue et au retentissement des Lumières (« l’alliance entre une efficacité administrative sans équivalent autre que l’Angleterre, des talents artistiques, un foisonnement intellectuel, des idées neuves et attractives, un art et une douceur de vivre cimentent le prestige international de la langue française. L’influence politique de Versailles s’en trouve renforcée »). La puissance culturelle est en effet capitale. Elle consiste, dans une autre belle formule, à « produire le monde », à « influer sur les représentations et les perceptions des différents acteurs notamment par la langue », ce qui conduit l’auteur à conclure que « si la post-modernité est anglo-saxonne, la modernité politique a été française ».
Reste la puissance économique. Pour développer cette puissance, il faut de la volonté et des structures. « Pour entretenir la volonté, un objectif stratégique doit être défini et un ennemi clairement désigné pour canaliser les forces », fédérer les masses et les élites. Sous Louis XVI, l’objectif stratégique est clairement fixé : la bascule des forces royales sur les réseaux océaniques et commerciaux. L’ennemi est désigné : c’est l’Anglais. Quant aux structures, des arsenaux, des fonderies, des magasins sont construits en nombre. Et surtout les réseaux français se mettent en place et se déploient : « coordonnés par la puissance étatique, pouvoirs économique, politique, militaire, culturel même s’articulent en vue d’un objectif qui est la prospérité du royaume. Plus qu’une évolution de perspective, il s’agit d’une révolution stratégique prometteuse. »
La France prérévolutionnaire occupe déjà une bonne place dans un secteur clé : la métallurgie. En 1788, la France produit de 130 000 à 140 000 tonnes de fonte et 90 000 à 100 000 tonnes de fer alors que la Grande-Bretagne ne produit que 63 000 tonnes de fonte. Notre pays a mis en place au XVIIIe siècle un réseau d’espionnage économique efficace, aux dépens souvent de l’Angleterre qui avait commencé plus tôt qu’elle sa révolution industrielle. Cette stratégie porte ses fruits : « La France semblait écartée des océans depuis la guerre de Sept ans et voici que sous les efforts mesurés de Choiseul et enragés de Sartine, elle s’est dotée de la plus belle flotte de son histoire. Elle se mêle de géopolitique mondiale et de grand commerce. » Pendant quinze ans, la France est effectivement devenue la première puissance mondiale, grâce à une ambitieuse politique. Les efforts du ministre Vergennes ont permis de bâtir une politique d’alliances en Europe qui lui assure la paix sur le continent : alliance hollandaise, alliance autrichienne, soutien français à l’Empire ottoman (par l’envoi d’ingénieurs et de conseillers militaires) lors de la guerre russo-turque de 1787-1792, afin d’éviter une modification de l’équilibre européen au bénéfice de la Russie.
Objet de toutes les priorités, la flotte française pèse désormais suffisamment pour infliger de sérieux revers à la perfide Albion, et menacer son commerce sur la route des Indes en s’appuyant sur l’alliance hollandaise, qui met notamment à sa disposition la base du Cap.
Si l’armée française est encore la plus puissante d’Europe (avec l’armée autrichienne), la réaction aristocratique va enfermer le corps des officiers comme jamais au cours de son histoire (en 1781, quatre quartiers de noblesse sont exigés à tous les candidats à une sous-lieutenance ; certains évoquent même la nécessité de prouver trois cents ans de noblesse). La marine, par contre, aura une politique de recrutement de ses cadres plus intelligente qui permettra aux nouvelles élites commerçantes de faire profiter leurs rejetons du prestige d’une carrière militaire.
La mort de Vergennes en 1788 consacrera malheureusement la fin de cette politique avec la perte de l’alliance hollandaise, puissance navale conséquente qui nous permit pendant quelques années de tenir tête à l’Angleterre, notamment aux Indes et en Amérique du Nord. Le projet de Louis XVI était peut-être « plus prématuré qu’irréaliste » mais il témoigne d’une grande modernité politique. Il accorde le primat à la guerre économique et au statu quo territorial entre les États. Malheureusement, les idées du roi et de son ministre n’étaient partagées par aucun autre souverain européen. Pour ceux-ci la puissance ne pouvait être que territoriale et ne pouvait croître qu’avec la guerre.
La France avait pourtant réussi à mettre en place « tous les jalons pour réduire l’Angleterre à une puissance importante, certes, mais non plus hégémonique. L’opportunité stratégique, ce « moment » fugace ne se reproduira plus. Le choix continental, péché géopolitique originel de la Révolution et de l’Empire pèsera sur la France et lui vaudra une expulsion prématurée du carré des très grands. »
La Révolution, en effet, au-delà d’un bouleversement idéologique irréversible, constitua un retournement géopolitique où les Français épuiseront leurs forces dans une guerre continentale alors que l’Angleterre jettera les bases d’une domination mondiale, ce qui explique l’échec total du projet continental napoléonien.
L’analyse détaillée de cette période conduit l’auteur à conclure que la supériorité des puissances maritimes n’est pas due à un avantage géographique, mais simplement au fait qu’elle(s) « nécessite(nt) la mise en place d’une conjonction de forces et de facteurs militaires, scientifiques, logistiques, culturels qui constituent un réseau quand la terre semble pouvoir se contenter d’une structure plus simple et monolithique ». La puissance maritime est donc plus difficile à mettre en œuvre car elle nécessite une organisation supérieure pour maîtriser un espace très particulier voire hostile. Seuls les pays qui se sont rendus capables de mettre en place une telle organisation, tels l’Angleterre ou la Hollande, ont vocation à devenir des puissances maritimes.
Loin d’être circonscrit à sa période d’étude, l’ouvrage de Raphaël Chauvancy, est souvent très actuel et nombre de ses réflexions nous ramènent à des questions encore brûlantes en 2017, ainsi lorsqu’il relève qu’« une armée doit moins craindre la défaite que la rupture capacitaire. Une force vaincue peut se redresser. La rupture capacitaire entraîne l’impossibilité du redressement. » ♦