La part d’ange en nous
La part d’ange en nous
ll a fallu attendre six années pour que ce livre-clef du psychologue canadien, spécialiste dans l’étude des dispositions génétiques de l’homme pour l’acquisition du langage et professeur à Harvard, soit traduit. Laissons de côté le fait qu’il soit membre de la Ligue humaniste américaine, athée militant, et qu’il croit en un avenir meilleur pour l’humanité.
Suivons sa démonstration. À l’aide d’une impressionnante batterie de chiffres, plus que d’idées, il montre que la violence (victimes des guerres, homicides, viols, violence domestique…) n’a cessé de baisser depuis la préhistoire et que nous vivons la période la plus pacifique de l’histoire, qu’il appelle la Longue Paix. De fait, depuis 1953 (armistice coréen de Pan Mun Jon), les grandes puissances ne se font plus la guerre directement. Si on ne semble pas s’en rendre compte, c’est d’une part du fait de l’amplification médiatique accordée à chaque victime et surtout du fait de la non prise en compte de l’effet démographique. Car, pour bien faire, il convient toujours de comparer les victimes par rapport à la population de notre temps : 10 000 morts en 1500, lorsque la population de la France s’établissait autour de 14 millions, sont équivalents à 47 000 morts aujourd’hui. Pour prendre une autre comparaison le million de victimes des guerres de Napoléon représenterait 2,7 millions de victimes dans la France d’aujourd’hui. Un des tableaux du livre montre que le chiffre des morts par guerre par an pour 100 000 habitants s’est établi à 20 durant la guerre de Corée, est tombé à 8 pendant la guerre du Vietnam et à 5 pendant la guerre d’Irak. Il était de 0,3 en 2011 avant la guerre de Syrie qui l’a fait remonter à 1,5 mais le taux est redescendu en 2015.
Constatation qui semblera insolite à maints lecteurs : la première moitié du XXe siècle n’a pas été, contrairement à une perception largement partagée, dans les cercles les plus divers, la plus horrible de l’histoire de l’humanité. Pour Steven Pinker qui rapporte le nombre des victimes à la population de notre époque la Première et la Seconde Guerre mondiales, ne figurent qu’au neuvième et au seizième rang des violences collectives les plus meurtrières de tous les temps. Elles sont précédées de très loin par la révolte d’An Lushan, en Chine au VIIIe siècle (755-763), laquelle s’est soldée par la mort de 36 millions de personnes (les deux tiers de la population de l’Empire céleste et le sixième de la population mondiale !). Suivent en horreur, si l’on peut dire, les conquêtes mongoles, les traites négrières, la chute de la dynastie Ming au XVIIe siècle et la chute de Rome (1)… Parmi les guerres, outre les deux guerres mondiales ayant provoqué respectivement 15 et 55-60 millions de morts, estimations les plus largement retenues, notamment par Steven Pinker, mentionnons la guerre de Trente Ans qui s’est soldée par 8 millions de victimes (32 millions si l’on rapporte à la population mondiale du milieu du XXe siècle), les guerres napoléoniennes, 4 millions de morts (11 millions rapportés à la population du XXe siècle). Si l’on met de côté les événements purement internes (Temps des troubles en Russie, guerres de religion en France, guerre civile russe, victimes du Goulag), il s’avère que la plupart des guerres ou affrontements qui ont eu lieu en Europe de 1500 à 1945, comme autant d’épreuves ou d’étapes dans l’établissement d’un ordre européen puis mondial, sont beaucoup moins coûteuses en hommes que les événements internes ou transnationaux comme l’extermination des Amérindiens qui a provoqué 20 millions de victimes (92 millions rapportées à la population actuelle) ou les Traites négrières, l’orientale du VIIe au XIXe siècle, 19 millions de morts (132 millions en population actuelle) et la transatlantique, XVe-XIXe siècles, 18 millions de morts (83 millions de morts en population actuelle). Au-delà de cette triste hécatombe de chiffres, que d’aucuns contesteront, présentés par Steven Pinker, résultat de trente années de recherche, c’est le regard comparatif et si on peut l’être dans ces cas, détaché des émotions, de passions et des controverses civilisationnelles, qu’il importe de conserver.
Il en est de même pour la démocratie. En 1970, Willy Brandt avait estimé que les démocraties seraient dans les trente ans à venir submergées par les régimes autoritaires. C’est le contraire qui s’est produit. À l’époque, il y avait 35 démocraties dans le monde, en 1989 le chiffre est passé à 52, en 2009 à 87. Aujourd’hui, il est à 103. Une majorité de la population du monde, les deux tiers, vit sous un régime démocratique, sur les 193 membres de l’ONU, alors qu’en 1950 c’était les 2/5e, en 1900 le 5e et en 1816 1 %. Le World Values Survey montre que partout dans le monde, sauf peut-être en Corée du Nord ou deux ou trois autres pays, les gens dans le monde entier vivent de manière beaucoup plus libre que durant les années 1950, ou y aspirent, comme le montrent les mouvements de protestation en Iran du début de l’année.
Le psychologue canadien voit-il l’avenir en rose ? En partie, car citer les relations entre les États-Unis et le Canada ou entre les pays européens comme preuve du grand progrès du processus de civilisation (Norbert Elias) et de la moindre attraction vis-à-vis de la guerre paraît bien réducteur. Il espère que l’humanité évitera la catastrophe écologique, un domaine d’anticipation vital mais encore difficile à cerner, même s’il convient de s’y préparer. Si on assistera pour sûr à des dizaines de millions de réfugiés climatiques, aurons-nous droit à des guerres pour les ressources, pour l’eau, à des migrations prédatrices, comme le furent celles des « barbares » du Ier et du IVe siècles ? Mais l’essentiel demeure le niveau général de la violence qui a diminué, même si la nature de celle-ci a changé. ♦
(1) Tableau p. 263. À titre d’exemple, la chute de Rome aurait provoqué 8 millions de victimes, étalées sur les IIIe et IVe siècles, soit 105 millions rapportées à la population.