Dans l’ivresse de l’Histoire
Dans l’ivresse de l’Histoire
Prix Albert-Londres en 1981, Bernard Guetta appartient à la belle famille des grands correspondants de presse qui ont couvert des décennies de bouleversement du Monde, en y prenant souvent de vrais risques. Né au Maroc en 1951 dans une famille juive athée, il revendique pleinement son appartenance à la génération « soixante-huitarde » avec ses illusions et l’ivresse de ceux qui croyaient pouvoir changer le monde à coup de discussions enflammées et de militantisme débridé.
D’où le double intérêt de ce récit tant du point de vue géopolitique que politique. Le parcours de Bernard Guetta – dont le demi-frère est un musicien très connu – lui donne à la fois la légitimité et le recul pour porter un regard passionnant sur les évolutions du monde depuis les années 1970 jusqu’à aujourd’hui et donc d’en comprendre les fractures actuelles.
L’auteur est d’abord un journaliste dont le cursus professionnel l’a conduit, depuis ses études au Lycée Henri IV, à connaître toutes les étapes du métier avec les grands médias de la presse écrite dont Le Monde. Avec le quotidien du soir, il a été correspondant à Moscou, Vienne, Varsovie et Washington, à cette période si sensible de la guerre froide qui allait s’achever sans que personne ne l’eût réellement imaginé. C’est l’épopée du syndicat Solidarnosc qui défie le modèle communiste – avec l’appui du Pape Jean-Paul II – et qui a fini par faire imploser l’empire contrôlé par l’URSS. D’où l’intérêt de relire avec le recul du temps cette période cruciale pour notre histoire mais dont les leçons semblent aujourd’hui oubliées à l’heure de l’instantanéité de la communication et de la pensée politique au format du tweet. L’affrontement est alors idéologique et sa perception par Bernard Guetta en est d’autant plus intéressante qu’il est lui-même un homme de gauche passé par le trotskisme et le PSU. La réalité du modèle soviétique qu’il put comprendre de l’intérieur lui a retiré ses illusions mais renforcé le sentiment que la liberté ne faisait pas partie des principes en vigueur de l’autre côté du Mur. À l’absence de liberté se rajoutait la peur du système et la délation policière, autant d’obstacles pour le travail du journaliste, en particulier dans ses contacts avec les opposants, voire de simples citoyens pris dans le totalitarisme paralysant de l’ère brejnévienne.
Cela ne signifie pas pour autant que le monde occidental ait été la panacée. En poste à Washington, le reporter a pu également voir à l’œuvre le changement conservateur initié par Ronald Reagan, avec le paradoxe que le grand quotidien du soir pour qui il travaillait, avait du mal à admettre que cette révolution ne soit pas entièrement critiquable. Paradoxe de la presse donneuse de leçons ! Et donc source de désaccords entre le journaliste et la rédaction.
Le constat est amer pour une génération issue des berceaux des Trente Glorieuses qui a cru, avec souvent un excès de générosité, que le progrès était inéluctable et irréversible. À cet égard, les révolutions arabes démontrent le contraire, et ce, dès 1979, quand l’Intelligentsia française croyait qu’un Ayatollah barbu – opposant du Chah d’Iran – serait de fait un démocrate moderniste. La désillusion a été longue à être perçue mais aujourd’hui personne ne peut nier que l’islamisme est un recul civilisationnel majeur.
Observateur et chroniqueur de référence, Bernard Guetta souligne enfin que l’Europe reste essentielle et doit incarner un espace de liberté, de protection et de prospérité, à condition de mieux prendre en compte les aspirations des citoyens, sans tomber ni dans la démagogie populiste, ni dans la bureaucratie technocratique. C’est la responsabilité des politiques, même si ceux-ci aujourd’hui semblent se complaire dans les tweets et les éléments de langage, à défaut d’un vrai projet mobilisateur. Redonner du sens à l’Europe est une priorité.
Redonner du sens à la politique est donc essentiel pour que les combats d’hier n’aient pas été vains et pour que le projet proposé à la jeunesse de 2018 – cinquante ans après un certain mois de mai – soit porteur d’espoir ! ♦