Il est essentiel pour comprendre la Chine d’aujourd’hui de relire l’histoire de ce pays et de la vision qu’il a eue de sa place dans le monde. Cette approche soulève ainsi les ambiguïtés actuelles des positions de Pékin, sans oublier la complexité de la relation avec l’Inde, trop souvent négligée dans l’étude des relations internationales.
De la « Chine-monde » à la Chine du nouvel ordre mondial
From ‘China versus World’ to China Within the New World Order
To understand today’s China it is essential to look again at the history of the country and at its vision of its place in the world. In doing so one sees the current ambiguities of Beijing’s positions. The complexity of the relationship with India, too often neglected in studies of international relations, should not be forgotten.
Bien que ma perspective soit celle d’une historienne des idées, et en aucun cas celle d’une spécialiste de géopolitique, de relations internationales et encore moins de défense militaire, je tiens à remercier le professeur Louis Gautier de son aimable invitation à m’exprimer dans le cadre de sa Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains ». Point n’est besoin de souligner l’importance cruciale de la série de conférences proposée cette année et intitulée « L’Empire du Milieu au cœur du monde. Stratégie d’influence et affirmation de la puissance chinoise », enjeu rappelé et finement analysé par M. Dominique de Villepin dans sa brillante leçon inaugurale. Résolument placée dans une perspective géostratégique, elle a fait un tour d’horizon complet et un point qui se voulait exhaustif sur la question de savoir comment nous situer, de notre point de vue français et européen, par rapport à la Chine telle qu’elle se présente aujourd’hui, alors que le monde entier a les yeux rivés sur elle, soit dans une sorte de fascination pour sa supposée montée en puissance, soit dans une forte appréhension de la menace qu’elle représenterait pour l’ordre mondial.
Or, ce que je propose est d’un tout autre ordre : au risque de décevoir les lecteurs, il ne s’agit en aucune façon de géopolitique dans le style « Sciences-Po » ou relations internationales, mais plutôt une tentative historique d’inverser les points de vue au plan des représentations. L’Europe a longtemps vu le monde à partir d’elle-même, notamment depuis l’époque des grandes découvertes aux XVe-XVIe siècles. C’est donc en se fondant sur sa propre vision que l’Europe a proposé (ou plutôt, dans la plupart des cas, imposé) sa conception du monde et de l’universalité. Or, la notion d’universalité présente ce paradoxe bien connu qu’elle est tout sauf universelle. Alors que l’avènement de l’universalité des droits de l’Homme apparaît désormais en quelque sorte naturellement comme le produit de la philosophie des Lumières européennes qui représente elle-même le « triomphe de la Raison », l’universalité chinoise a partie liée avec une certaine idée de la civilisation, enracinée dans un centre unique (zhong) qui diffuse son influence civilisatrice vers la périphérie. Rappelons que la Chine se désigne elle-même ou, plus exactement, s’est volontiers laissé désigner par ses voisins-satellites, comme « le pays ou l’Empire du Milieu », en anglais « the Middle Kingdom » (Zhongguo). Mais ainsi que le fait remarquer l’historien de la Chine Damien Chaussende : « En réalité, le terme chinois zhongguo signifie État (ou États) du centre, et fait référence à l’Antiquité, à une époque où la Chine n’était pas unifiée, et où l’on distinguait les États chinois du centre, les plus civilisés, de ceux des périphéries. Comme de nombreuses autres civilisations, tels les Grecs, les Romains, les Indiens, les Incas ou les Mayas, la Chine s’est en effet considérée comme le centre du monde civilisé. Mais seule cette culture est allée jusqu’à marquer cette notion de centre dans l’un de ses noms. » (1)
À la représentation de la puissance du souverain unique dénommé fort justement le Fils du Ciel (tianzi), puissance à la fois mystique et cosmologique par la manière dont elle irradie et transforme les êtres qui s’y soumettent, est venue se surimposer la réalité du pouvoir impérial, fondé à partir du IIIe siècle avant l’ère chrétienne sur une organisation bureaucratique et administrative d’État de plus en plus sophistiquée. Pendant plus de deux millénaires, la « Chine » a eu la particularité, non pas seulement de se considérer comme le centre du monde (au fond rien que de très banal), mais d’être le monde : jusqu’à l’aube du XXe siècle, l’empire chinois se désignait en toute simplicité comme « ce qui est sous le Ciel » (tianxia). De nombreuses formules, d’origine canonique mais ayant quasiment pris valeur de dictons, corroborent cette auto-représentation de la « Chine-monde », centre irradiant de la civilisation. Selon un cliché récurrent dans la rhétorique politique confucéenne, le souverain est censé « pacifier ceux qui sont au plus près et attirer par sa bienveillance ceux qui sont au loin ». Particulièrement frappante est la description, donnée dans l’ancien Traité des rites, du Fils du Ciel siégeant au centre du carré formé à l’image cosmologique de la Terre par les princes feudataires et doublé à l’extérieur par le carré plus large des tribus « barbares » des quatre Orients, lesquelles se distinguent non par leur ethnie, mais par leur ignorance des rites, c’est-à-dire des mœurs civilisées : nous pouvons ainsi visualiser la représentation graphique d’un espace hiérarchisé et centré qui n’équivaut en rien à l’espace proprement politique de la polis grecque ou de la civitas romaine.
Il reste 82 % de l'article à lire