Conversations avec Poutine
Conversations avec Poutine
De juillet 2015 à février 2017, le réalisateur américain Oliver Stone (Platoon, JFK, Wall Street) réalisa une série de douze entretiens filmés avec Vladimir Poutine. Ces entretiens ont donné naissance à une série documentaire en quatre épisodes, diffusée en juin dernier (sur France 3 pour les francophones). Les rushes de ces cinquante heures d’entretien, viennent d’être publiés sous le titre Conversations avec Poutine. Ce livre est un document d’importance historique, non pas parce qu’il recèlerait des révélations sensationnelles mais simplement parce qu’il nous donne les principales orientations suivies par la politique russe depuis l’an 2000, tout en nous révélant certains freins de nature psychologique qui vont à l’encontre d’une véritable politique de puissance.
Quelles sont ces orientations ? Tout d’abord reconstruire et stabiliser l’économie russe après les dégâts de l’ère Elstsine, sous le contrôle de l’État tout d’abord mais dans un cadre libéral, avant, peu à peu, de diminuer la part de l’État dans l’économie. Vladimir Poutine prend certaines distances à l’égard des thèses de son conseiller Glaziev qui défend une voie plus souverainiste (contrôle des changes, etc.). Ce positionnement libéral explique pourquoi la Russie suit les recommandations du FMI en matière économique même si elle n’y est plus obligée, ayant remboursé la totalité de sa dette (et celle des pays de l’ex-URSS).
Seconde orientation, assurer l’indépendance de la Fédération de Russie dans le jeu des puissances internationales. Ce souci d’indépendance s’appuie sur le principe selon lequel « il est certes important d’avoir des alliés, mais il est impossible d’obliger un pays à être votre allié ». L’exemple donné par Poutine est assez surprenant et concerne le statut des pays du bloc soviétique. Il considère en effet qu’il aurait été plus efficace pour l’URSS à l’époque de renoncer à l’occupation militaire des pays de l’Est, en échange de leur neutralité et de coopérer avec eux comme ce fut le cas avec la Finlande et l’Autriche.
Loin de toute prétention à la puissance mondiale, l’une des constantes de la politique menée par la Russie semble être simplement un souci permanent d’être reconnue comme un partenaire à part entière des États-Unis. Vladimir Poutine évoque souvent ici la nécessité pour la Russie de « construire des relations égalitaires », d’aboutir à un « respect mutuel », de « ne pas envenimer les relations avec les États-Unis ». Cette attitude va jusqu’à une mise au point adressée au réalisateur : « Essayons de nous mettre d’accord sur un point. Je sais que vous êtes très critique à l’égard des États-Unis. Mais, s’il vous plaît, n’essayez pas de me pousser à tenir des propos antiaméricains. » De même, à la question, « Quelle est la politique des États-Unis ? Quelle est sa stratégie dans le monde ? », soulevée à deux reprises, la réponse de Poutine est quelque peu abrupte : « Je répondrai à cette question quand je n’aurai plus de responsabilités politiques ! »
Tout en évoquant au fil de ces entretiens les diverses tentatives américaines de « déstabiliser » la Russie ou le Moyen-Orient (« pour justifier son existence, l’Otan est condamnée à se chercher en permanence un ennemi extérieur »), le Président russe prône ouvertement l’apaisement, la bonne volonté, le consensus, en refusant une réponse symétrique : « Nous devons abandonner la mentalité “bloc contre bloc” » ;
« Nous n’essayons pas de construire un quelconque bloc militaire avec la Chine », etc. Le bras de fer russo-américain paraît donc ouvertement dissymétrique.
Pour un observateur extérieur, cette approche non conflictuelle assumée révèle également une certaine candeur, en l’absence d’une quelconque volonté des États-Unis d’aboutir à un compromis avec la Russie sur les questions qui préoccupent cette dernière et ce, depuis la fin de l’URSS.
Vladimir Poutine reconnaît d’ailleurs lui-même cette naïveté traditionnelle des Russes dans leurs relations avec leurs « partenaires occidentaux », en citant quelques anecdotes significatives. Ainsi, en décembre 1991, Vladimir Batakine, l’ancien directeur du KGB avait ainsi dévoilé aux Américains les détails de tout le système de surveillance de leur ambassade à Moscou, pensant que ceux-ci, face à une telle preuve de bonne foi, en feraient de même en ce qui concernait l’ambassade russe à Washington… Bien évidemment, il n’en fut rien. Poutine relève également l’erreur majeure commise par Gorbatchev lorsqu’il se fia aux promesses occidentales selon lesquelles l’Otan ne s’étendrait pas plus loin que la frontière orientale de la Deutsche Demokratische Republik (DDR) : « Rien n’avait été couché sur le papier. Ce fut une erreur de M. Gorbatchev. En politique, tout doit être écrit, même si une garantie sur papier est aussi souvent violée. Gorbatchev a seulement discuté avec eux et a considéré que cette parole était suffisante. Mais ça ne se passe pas comme ça ! Après ces promesses, il y a eu deux vagues d’expansion de l’Otan. »
Cette époque de confiance excessive vis-à-vis de l’Ouest est-elle révolue ? On peut se le demander sérieusement. Le Président russe admet ainsi avoir proposé aux États-Unis de travailler conjointement sur le système ABM (Anti-Ballistic Missile), et de « chercher ensemble des solutions à des problèmes opérationnels liés au développement technologique ». Ses « partenaires américains » n’ont manifestement aucune intention de coopérer au point qu’ils ont poursuivi la mise en place de ce système en Europe de l’Est sans tenir compte des objections russes selon lesquelles celui-ci pourrait mettre en péril l’équilibre de la dissuasion. Pour Poutine en effet, le bouclier ABM américain est incapable de défendre le territoire des États-Unis et représente un danger en donnant un sentiment illusoire de protection : « Il ne peut être efficace qu’à condition d’être utilisé avec des systèmes d’armes offensifs. » En d’autres mots, le bouclier antimissiles encouragerait une frappe préventive américaine.
Sur ce même thème de la dissuasion nucléaire, on est d’ailleurs surpris d’apprendre que Vladimir Poutine n’avait jamais auparavant visionné Docteur Folamour, le film emblématique de Stanley Kubrick, considéré par de nombreux experts comme une introduction parfaite à la stratégie nucléaire. Stone réparera vite cet oubli en organisant une projection du film lors de la séance d’entretiens suivante.
Dernière constante de l’attitude russe, ses difficultés récurrentes à faire entendre sa position à l’étranger, où elle pâtit d’une image négative que ne peuvent contrebalancer des médias nationaux peu développés. Sur cette question, comme sur d’autres dans cette série d’entretiens, Oliver Stone se pose en conseiller, ce qui donne lieu à un dialogue quelque peu surréaliste : « Vous devez raconter votre histoire au plus grand nombre. Votre vision des événements… des informations factuelles, des photos, des images qui montreraient ce qui s’est passé… Vous devez, d’une manière ou d’une autre, trouver un moyen d’intégrer vos informations brutes dans le système. » La réponse de Poutine s’inscrit dans la ligne du fatalisme russe : « C’est impossible, parce que ce point de vue que nous présentons est ignoré par les médias mondiaux. » Stone lui répond : « Vous devez vous battre. Vous faites déjà du bon travail, mais il faut en faire plus. » « ... Votre critique est justifiée » lui répond simplement le Président russe.
Le reste du livre évoque les affaires récentes ayant défrayé la chronique. Ainsi, l’affaire Snowden où nous apprenons que si Edward Snowden n’a pas été extradé ce fut essentiellement parce que les États-Unis avaient auparavant refusé de signer un traité d’extradition avec la Russie. Les affaires syrienne et ukrainienne sont également longuement commentées, en particulier les péripéties de la chute du président ukrainien Yanoukovitch. On relève toutefois que la participation de certaines unités de l’armée russe aux combats en Ukraine, à partir de l’été 2014, pourtant admise par de nombreux observateurs, n’est pas évoquée dans ces entretiens. Se dégage finalement de ce livre une image de la politique russe beaucoup moins volontariste et beaucoup plus réactive que ne l’admettent certains commentateurs. Conscient des limites réelles de son pays, colosse aux pieds d’argile fragilisé par une économie de rente qui peine à se diversifier, Vladimir Poutine semble contraint dans l’arène internationale d’adopter une approche prudente fondée sur le compromis, ce qui n’exclut pas quelques surprises stratégiques comme l’intervention en Syrie en 2015. ♦