L’histoire du monde se fait en Asie
L’histoire du monde se fait en Asie
À l’heure où le monde regarde désormais ce qui se passe en Asie avec la Chine qui est devenue la principale puissance rivale des États-Unis, il est plus que jamais nécessaire de mieux connaître l’histoire contemporaine de l’Asie pour en comprendre les enjeux actuels. D’autant plus qu’en dehors d’un cercle d’experts, le XXe siècle asiatique reste relativement méconnu et les travaux universitaires français beaucoup moins nombreux que ceux conduits dans le monde académique anglo-saxon et asiatique, bien entendu comme le montre l’abondante bibliographie de ce livre.
La guerre d’Indochine et une certaine fascination « germanopratine » autour de la Chine de Mao ont sûrement contribué à marginaliser les universitaires et chercheurs qui ont travaillé sur la région en dehors d’une approche idéologique, d’où une relative absence d’une historiographie française sur la question et donc une certaine ignorance du sujet, en dehors des clichés sur l’Orient exotique.
À cela se rajoute l’éloignement géographique et culturel, ayant longtemps proposé l’Europe – le Vieux Continent – comme le centre du monde et donc au cœur de l’Histoire mondiale.
D’où l’immense intérêt du livre de Pierre Grosser qui vient en quelque sorte décentrer notre vision géopolitique atlantico-centrée, en montrant que l’Histoire du monde se fait aussi en Asie et que la compréhension du monde actuel et de ses déséquilibres doit passer par cet immense espace où l’ordre international est profondément remis en cause.
Cette « autre vision du XXe siècle » est ainsi indispensable d’autant plus qu’elle permet également de relire notre propre histoire.
Ainsi, la guerre russo-japonaise de 1904-1905 a profondément marqué tant sur le plan militaire que politique avec des conséquences durables qui furent peu ou mal ressenties en Europe mais qui marquent le début d’une émancipation politique à l’égard de l’Occident, alors maître de la colonisation. C’est l’ascension du Japon comme puissance impérialiste dont les ambitions vont durablement affecter cette aire géographique. La violence brutale exercée par Tokyo a d’ailleurs laissé des traces indélébiles encore perceptibles dans les relations interétatiques. On oublie – vu de l’Europe – que la région de la Mandchourie a été la poudrière qui, dès les années 1920, a amené le Japon à une expansion territoriale continue et qui ne s’achèvera qu’à partir de 1942 et la bataille de Midway, premier échec militaire après le succès de Pearl Harbour le 7 décembre 1941. Le théâtre du Pacifique a ainsi dominé la stratégie de Washington jusqu’au choix de l’usage de l’arme nucléaire en août 1945
Il en est de même pour la guerre froide où le champ de confrontation a été une réalité avec les guerres en Corée et au Vietnam, notamment. L’auteur rappelle que l’Asie, avec le marxisme léninisme et son dérivé, le maoïsme, a porté une vague révolutionnaire bien au-delà du continent, Pékin rivalisant avec Moscou pour avoir le leadership sur le communisme international avec un projet non seulement politique mais aussi visant à casser le modèle « petit bourgeois » incarné par l’URSS des années Brejnev. Là encore, il est essentiel de revenir sur le rôle que la guerre du Vietnam a joué, en redistribuant les cartes géopolitiques avec la bascule progressive que les États-Unis vont effectuer en abandonnant certes Saigon mais en choisissant Pékin, même s’il fallut attendre la disparition de Mao pour que l’Empire du Milieu entamât sa mutation.
L’URSS est aussi très présente dans l’ouvrage, à la fois puissance régionale et acteur stratégique instrumentalisant les antagonismes locaux comme entre Hanoi et Pékin, sans au final en tirer un réel bénéfice. Les élongations géographiques, la faible densité démo- graphique et l’affaiblissement politique du modèle soviétique dans les années 1970 n’ont pas permis à cette partie de l’URSS de décoller économiquement et Moscou a perdu progressivement son influence idéologique, notamment à partir de 1971 avec l’invasion de l’Afghanistan au prétexte de venir au secours du régime pro-marxiste de Kaboul.
Pour Pierre Grosser, il apparaît nettement que la fin de la guerre froide ne doit pas se résumer à une approche occidentale symbolisée par la chute du mur de Berlin mais aussi par les profondes mutations principalement en Chine, à partir de 1979. Les choix politiques et économiques faits alors par Pékin permettent, à ce moment-là, une fluidification des relations avec ses voisins et un essor économique spectaculaire que peu d’experts avaient prévus. Cela ne signifiait cependant pas que tous les différends allaient être réglés. Il suffit ici de souligner l’absence de traités de paix suite aux multiples conflits comme la Seconde Guerre mondiale ou la guerre de Corée (en attendant la suite de la rencontre de Singapour entre Donald Trump et Kim Jong-un).
Avec ces plus de 650 pages, l’auteur nous propose donc une lecture indispensable, mais aussi nécessaire, en nous obligeant à un décentrage et en comprenant que l’Asie n’a jamais été absente de l’Histoire du monde au XXe siècle. Il reste à souhaiter que Pierre Grosser écrive la suite de cette somme passionnante. ♦