East of India/South of China. Sino-Indian Encounters in Southeast Asia
East of India/South of China. Sino-Indian Encounters in Southeast Asia
Quelle a été historiquement la relation de l’Inde et de la Chine avec l’Asie du Sud-Est ? Ce triangle politique peu abordé est le sujet du nouvel ouvrage d’Amitav Acharya, qui retrace les moments clés de cette relation de 1947 à nos jours. L’argument central d’Acharya propose une trajectoire saisissante : en 1947, l’Inde de Jawaharlal Nehru, premier Premier ministre de l’Inde indépendante, était à l’avant-garde des efforts pour créer une architecture régionale en Asie.
Nous sommes dans les années 1940-1950, les deux événements majeurs à cet égard sont la Conférence des relations asiatiques (CRA), organisée à New Delhi en 1947 et la Conférence de Bandung en Indonésie en 1955. Cependant, Bandung et la guerre sino-indienne de 1962 marquent des tournants majeurs : à leur suite, le rôle de l’Inde dans le régionalisme asiatique devient négligeable. En 1967, la Thaïlande, la Malaisie, les Philippines et Singapour établissent ainsi la « première organisation régionale polyvalente viable » sans leurs grands voisins indiens et chinois (p. 15). C’est l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est). Pourtant, les deux dernières décennies ont vu l’Inde se rapprocher de nouveau des États de l’ASEAN. Cette évolution s’est amorcée avec les réformes économiques et la Look East Policy initiées par l’Inde à partir de 1991. Ce rapprochement, d’abord économique, est de plus en plus stratégique. Acharya suggère ainsi que l’Inde a le potentiel d’exercer plus d’influence en Asie du Sud-Est.
Avec cet argument, ce professeur de relations internationales à l’université américaine de Washington prolonge sa réflexion sur des sujets pour lesquels il est déjà connu, notamment le rôle de l’Asie dans la création de normes et d’un ordre régional. Au-delà, et c’est sans doute la grande originalité du livre, il démontre l’intérêt d’une approche historique pour éclairer des questions de relations internationales. Son livre permet de remettre en contexte un sujet clé de géopolitique : la montée en puissance parallèle de la Chine et de l’Inde aujourd’hui, et le puzzle que ce phénomène pose pour le futur de l’Asie. Quel sera le degré de coopération et de compétition, voire de rivalité entre les deux puissances ? Amitav Acharya évoque une époque où l’Inde et la Chine montaient en puissance et rivalisaient pour créer un ordre régional.
Cette contextualisation permet à l’auteur de rappeler l’importance de l’Asie du Sud-Est dans la géopolitique de l’Asie. D’une part, cette région a été le « centre diplomatique de l’Asie postcoloniale » et « le vrai carrefour de l’Asie où l’Inde et la Chine se rencontrent », à la fois comme puissances et civilisations. Maintenant que l’Inde et la Chine peuvent de nouveau imaginer leur leadership, la relation des deux États avec l’Asie du Sud-Est est un facteur déterminant dans la création d’un ordre régional en Asie (p. 166-167). D’autre part, le dernier chapitre fait état des contributions de l’ASEAN dans la construction du nouvel ordre régional. Ensuite, le livre explique l’importance d’initiatives diplomatiques clés dans l’évolution de l’Asie au XXe siècle. Il analyse non seulement les gains et pertes de l’Inde et de la Chine à Bandung, mais rappelle aussi les ambiguïtés et contradictions qui se cristallisèrent lors de ces initiatives dans les rapports de l’Inde et de la Chine avec leurs voisins d’Asie du Sud-Est.
Ainsi, dès 1947, l’Inde et la Chine développèrent à la fois un discours anticolonial émancipateur et un discours de civilisation, qui est en partie à l’origine de l’échec de leurs visions régionales, puisque (entre autres) ce discours plutôt ethnocentrique poussa les petits États à craindre une domination de leurs voisins et à imaginer leur propre vision du régionalisme. Enfin, une perspective historique permet à l’auteur de montrer que l’idée de l’Asie est une notion construite, imaginée, et donc contestée et mouvante. Au regard des efforts actuels de l’Inde pour être plus active en Asie du Sud-Est, il est intéressant de rappeler que, par le passé, l’Inde joua un rôle majeur en Asie grâce à des idées et des normes. On aurait aimé plus de détails sur cette tension cruciale entre les efforts de l’Inde et de la Chine, leurs perceptions d’eux-mêmes comme potentiels leaders régionaux, et les perceptions des États d’Asie du Sud-Est. Amitav Acharya aurait aussi pu décortiquer les tensions et nuances à l’intérieur des différentes idées qu’il pré- sente, ce qui aurait pu problématiser la notion de souveraineté. Plusieurs thèmes auraient mérité des réponses plus longues. Par exemple, comment la CRA a-t-elle ouvert la voie à l’idée d’une organisation pour les pays d’Asie du Sud-Est et quels autres facteurs ont joué ? Ou pourquoi la Chine a-t-elle soutenu la création d’une organisa- tion régionale permanente après Bandung ?
Ce livre offre un contexte bienvenu aux débats actuels sur les dynamiques politiques en Asie. Il sera utile aussi bien aux spécialistes qu’à un public de curieux intéressé par l’Inde et par l’Asie, ainsi qu’à ceux plus particulièrement concernés par la relation entre histoire et relations internationales. ♦