Le devoir de mémoire n’est pas figé ; il doit lui-même s’inscrire dans un processus intergénérationnel dynamique, s’appuyant sur une démarche historique pour éviter les pièges de l’idéologie. Le devoir de mémoire appartient à la Nation tout entière qui doit en assumer la responsabilité.
Devoir de mémoire : comment le définir aujourd’hui ?
The Duty of Remembrance: Defining it in Today’s World
A duty to remember is not a fixation on the past, but needs to form part of a dynamic intergenerational process supported by a historical approach, particularly if ideological traps are to be avoided. The entire nation has a duty of remembrance and should acknowledge that responsibility.
Note préliminaire : Article préalablement publié dans Armées d’aujourd’hui, n° 429, novembre 2018.
En cette semaine de novembre 2018, le tramway venant de la gare de Strasbourg franchit quotidiennement le Rhin pour s’arrêter en plein centre-ville de Kehl, en Allemagne : la frontière physique et politique que constituait le fleuve a été abolie. Qu’en aurait pensé le Poilu du 28e régiment de sapeurs télégraphistes au petit matin du 11 novembre 1918, ou le colonel Leclerc à Koufra le 2 mars 1941, lors du serment promettant de planter le drapeau tricolore sur la cathédrale de grès rose de la capitale alsacienne ? Leurs sacrifices sur les champs de bataille ne furent donc pas vains.
Ainsi, c’est bien cet héritage de l’Histoire qu’il nous appartient de commémorer mais aussi de transmettre aux générations de demain. Ce devoir de mémoire est en effet une exigence car il est la résultante des combats de tous les Français, soldats et civils, hommes et femmes, quelle que soit leur religion ou leur conviction, quelle que soit la couleur de leur peau, quel que soit leur destin. Ainsi s’est construit la France, avec ses succès, mais aussi ses contradictions, ses échecs et ses erreurs.
L’institution militaire, de par sa fonction régalienne, est intimement liée à l’Histoire et a participé directement à la construction de l’identité française, étant à la fois au service de l’État et en même temps émanation de la nation. C’est donc une temporalité marquée par le temps long que les armées doivent assumer dans les fracas des batailles et des guerres même dans leurs dimensions douloureuses. La « der des ders » dont nous venons de célébrer le centenaire avec un parcours initié en 2014 en a été l’illustration en célébrant les victoires comme la Marne mais aussi en s’interrogeant sur la question des fusillés. Cependant, ces quatre ans de commémorations ne doivent pas nous faire oublier que hélas les sacrifices des Poilus furent remis en cause à peine vingt-et-un ans après, et qu’il fallut attendre 1962 pour que nos armées cessent d’être engagées massivement.
En effet, de 1914 jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie, c’était toute la nation qui était engagée, avec les unités d’active bien sûr, mais aussi avec la mobilisation à deux reprises et le rappel du contingent à partir de 1954. Le lien charnel avec la guerre a donc forgé la mémoire collective, y compris de manière contradictoire entre son expression militaire et un antimilitarisme qui a perduré jusqu’à l’effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide.
Or, aujourd’hui, il est effectivement relativement aisé de célébrer des événements marquants de notre histoire militaire, y compris dans la multiplicité de nos identités d’uniforme : Camerone pour les Légionnaires, le 2S pour les saint-cyriens, mais aussi les patrons d’armes – Saint Michel pour les para, Saint Luc pour les médecins, Sainte Geneviève pour les gendarmes… Ce sont nos traditions vivantes qui contribuent à renforcer notre « esprit de corps » et à forger notre militarité.
La Nation entière associée
De même, le centenaire a été l’occasion d’un travail mémoriel dépassant d’ailleurs le simple cadre militaire et associant toute la nation, en particulier la jeunesse, à de très nombreuses initiatives aussi bien nationales que locales remettant en lumière la Grande Guerre dans toutes ses dimensions. C’est aussi le cas chaque 18 juin où l’appel du général de Gaulle nous rappelle que choisir la liberté et l’honneur est la seule façon de gagner la paix. Ce sera également, l’année prochaine, le 75e anniversaire du Jour J, où le débarquement allié en Normandie a vu le début de la libération de la France occupée par les nazis.
Ce devoir de mémoire ne doit pas cependant se limiter à ces grands événements, aussi importants fussent-ils. Il faut en effet y ajouter ce que notre pays et nos armées ont connu ces dernières décennies. Les morts du Drakkar à Beyrouth et nos soldats tombés en ex-Yougoslavie, en Afghanistan ou en Afrique s’inscrivent dans la longue lignée des Poilus. Nos blessés d’aujourd’hui nous rappellent le prix de notre liberté et de la paix. Or, cette mémoire de l’histoire immédiate peut être fragile et trop vite oubliée alors même qu’elle conditionne notre avenir. Depuis 1976 et les premières Opex, de nombreux soldats ont servi au-delà de nos frontières pour ramener la paix, sauver des vies humaines et défendre les intérêts de la France. Hélas, les victimes – morts et blessés – n’ont pas toujours rencontré la reconnaissance qu’ils méritaient, la communauté nationale étant peu intéressée par ces opérations loin de notre territoire. Les mentalités ont heureusement évolué. Et il est vrai que la vague d’attentats islamistes de 2015 a dramatiquement souligné la fragilité de notre sécurité et de notre prospérité. La prise de conscience de l’opinion publique française mérite d’être soulignée ici.
Dans la lignée de glorieux ancêtres
Ainsi, le soldat d’aujourd’hui s’inscrit dans la lignée de ces glorieux ancêtres dont font partie les Poilus. Volontaire pour servir notre pays, il est en effet l’héritier de tous ceux qui ont défendu les armes à la main notre « vivre ensemble ». Il est également l’héritier des hommes et des femmes qui entrèrent dans la clandestinité face à l’occupant nazi. Il est aussi redevable aux soldats d’Indochine ou d’Algérie qui eurent à affronter l’ennemi.
Dès lors, le devoir de mémoire est évident et commun à tous. Cette mémoire collective s’étale sur environ quatre-vingts ans pour les générations vivantes, de nos arrière-grands-parents à nos enfants et son approche est donc différente entre les « seniors » et les « juniors ». Elle doit donc être transmise tel un flambeau dans un relais infini dépassant chacun d’entre nous et doit être à chaque fois en évolution permanente, s’enrichissant des derniers engagements de nos Armées. Ce devoir de mémoire n’est donc pas immuable et doit prendre des formes différentes et complémentaires, de la cérémonie officielle à une action pédagogique dans un collège, d’un documentaire illustré d’archives à une série de fiction, d’un travail de recherche historique à une exposition destinée au grand public. Il exige cependant une approche qui ne soit pas polémique, en évitant de répondre à des objectifs idéologiques, d’où l’importance que les armées soient également expertes en notre histoire militaire avec ses historiens et le Service historique de la Défense pour que le débat académique ne soit pas biaisé.
Le devoir de mémoire n’est pas figé dans une posture qui imposerait une histoire officielle, il est vivant et fédérant autour du principe que comprendre hier permet de préparer demain.
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Ce centenaire qui vient de s’achever a permis, certes, de commémorer le sacrifice de nos Poilus, mais aussi de construire un message d’espoir pour nous, Français, et pour nos alliés, mais aussi pour ceux qui, hier, étaient nos adversaires. Car la finalité de la guerre – une extrémité qu’il faut éviter – doit être avant tout d’aboutir à la paix et partager un destin commun. C’est le devoir qui nous incombe pour que nous soyons dignes de la mémoire de nos anciens. ♦