Un stratège aujourd’hui n’est pas qu’un technicien de la mise en cohérence de moyens militaires pour une mission donnée. Il n’est pas non plus qu’un individu courageux, capable d’entraîner ses hommes au combat décisif. Il doit aller bien au-delà et être capable de donner un sens à l’irrationnel.
Le socle intellectuel du stratège
The Intellectual Foundations of Strategy
Strategy today is neither simply some mechanical method of matching military assets to a given mission, nor does it rely on some courageous individual who is able to carry his men into decisive combat. It has to go well beyond these concepts and be capable of giving sense to the otherwise irrational.
Précisons d’emblée que le stratège dont il est question ici peut être un individu ou un être collectif, une organisation comme un état-major, à quelque niveau que ce soit ; il est le cerveau pensant et agissant d’une armée ou d’une fraction de celle-ci. Mais il n’est pas le « chef », concept archaïque, et au mieux purement tactique, voire micro-tactique, dont l’emploi hors de ces champs relève du discours démagogique, ou au minimum de la plus grande confusion des mots, des idées et des choses. Le « chef » est un guerrier et un entraîneur d’hommes. Comme tel, sa place n’est plus au commandement stratégique des forces, fonction éminemment politique s’il en est, ni même à la tête d’unités dépassant le niveau de la compagnie. Alexandre le Grand à Arbèles ou Philippe Auguste à Bouvines ne sont plus de cet univers. Cet article ne proposera donc aucune compilation de clichés et autres lieux communs – parfois vrais et de bon sens, d’ailleurs, mais là n’est pas la question – étalés à longueur de pages dans ces ouvrages à succès à destination des étudiants en écoles de commerce ou des cadres désorientés, et sous lesquels croulent les étalages des librairies de gares. Le stratège n’est pas non plus un « manager » ni un ingénieur, encore moins un technicien. Le fait qu’il soit confronté à des adversaires pensants implique qu’il ne doit à aucun prix se limiter étroitement à des tâches visant à la simple optimisation des moyens matériels et humains qui lui sont confiés. Son état-major est là pour ça. Il doit vaincre une entité qui réfléchit… contre lui. Pourtant, il sera aussi tout cela à la fois, mais il ne saurait s’en contenter, au risque de passer à côté de l’essentiel et de faillir de façon catastrophique à sa tâche, de ne pas tenir le rôle qu’on attend de lui. Il ne possédera ces qualités et ces connaissances que dans la mesure où elles lui permettront de comprendre ce que vivent, éprouvent et affrontent ceux qu’il a sous ses ordres et dirige, parfois vers la mort. Les qualités qu’on exige de lui – que les circonstances dans lesquelles il est placé exigent de lui – ne sont pas celles demandées à un « chef » plongé dans la fureur et le chaos du combat. Son courage physique ne sera ainsi que d’une importance secondaire, et ce seront d’autres formes de courage qui lui seront indispensables : courage moral, politique, intellectuel. Or, ces courages-là ne sont pas moins exigeants ni glorieux. Le stratège est d’abord et avant tout un politique, au sens le plus noble de ce mot, comme Machiavel ou de Gaulle le comprenaient. Inutile donc de demander au stratège d’être un baroudeur ou le capitaine d’une troupe de lansquenets du XVIe siècle.
Comme tel, le stratège pense de façon globale. Il a compris que la guerre est un phénomène social total et qu’elle ne peut être abordée autrement. Il n’aura donc de cesse de renforcer et d’approfondir non seulement sa culture, mais également sa compréhension intime et dynamique des choses qu’il apprend et connaît. Surtout, il sait que la guerre et la stratégie sont les royaumes des contraires et des oppositions indissociables, et donc des paradoxes. D’abord parce qu’elles sont, par essence, affrontement d’adversaires. Mais aussi parce qu’elles voient contraires et oppositions naître, se multiplier et se renforcer, parfois au sein d’une même entité : négation et intelligence, brutalité et intellect, connaissance et instinct, raison et passion, construction et destruction, compréhension et empathie en même temps que farouche détermination à vaincre, caractère tout à la fois égalitaire et aristocratique de la guerre, etc. Il aura bien admis et compris le fait que l’usage maximal de la force n’est en rien incompatible avec celui du cerveau. Voilà pourquoi il pensera en permanence de façon dialectique, intériorisant pleinement ce que Pascal disait au XVIIe siècle de l’homme supérieur, capable, tout à la fois, de penser une chose et son contraire. Il se méfiera donc de l’absolu et cultivera la souplesse d’esprit. Et puis, il saura aussi penser « l’après ». D’un côté, en envisageant toutes les issues de ses actions, y compris la défaite. Ou encore en pensant à ce qui se passera une fois le conflit terminé. À Londres, le général de Gaulle a passé l’essentiel de la guerre à penser à la situation de la France au sortir d’une conflagration dont il savait que les Alliés sortiraient victorieux. Il ne se contentait plus que de trancher et d’ordonner pour les questions politiques ou militaires qui continuaient à se présenter, mais qui n’étaient plus désormais que de nature tactique. À un moindre niveau, le capitaine Conan du roman (et du film éponyme) continue, lui, à faire la guerre des années après. Aveuglé, cadenassé par l’action immédiate, il ne s’est pas préparé à vivre une autre situation. Il est devenu alcoolique, détruit, vaincu…
Ensuite, le stratège aura à terrasser ou à contourner deux familles d’obstacles intellectuels et moraux – tout en sachant que leurs contraires peuvent aussi être vrais…
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